L’état moral de la population des seigneuries de la Côte-du-Sud avant et après la Conquête

Église de Beaumont, carte postale retouchée et colorisée, collection BAnQ

Il est difficile de se faire une idée de l’état moral de la population de la Côte-du-Sud avant et au lendemain de la Conquête. Les documents sont muets à ce sujet. En examinant le contexte social et économique de cette époque et les contraintes auxquelles ont été soumis les habitants, on peut très bien s’imaginer l’anxiété, le découragement et l’inquiétude des habitants. Comment la population a-t-elle vécu cette période ?

Avant la Conquête

À la veille de la Conquête, il faut dire que la situation est inquiétante dans le gouvernement de Québec. En dépit des crises de mortalité entre 1757 et 1760 et de l’épidémie de petite vérole de 1757, la population s’accroit lentement. L’inquiétude vient des conditions de climatiques difficiles qui contribuent aux mauvaises récoltes et à la famine.

Les étés sont froids et les récoltes sont tardives[1]. On importe même de la farine de blé de la France. En 1755, les blés ayant manqué dans toute la colonie, l’intendant François Bigot est obligé de fournir aux boulangers de Québec de la farine et du pain provenant des magasins du roi. Il demande ensuite à des commis de faire une distribution du pain aux habitants à partir des boulangeries de Québec. Cette année-là, les récoltes sur la Côte-du-Sud sont désastreuses et l’envoi d’excédents de grains vers Québec est quasi impossible.

L’arrivée d’un contingent de 3000 hommes en 1755 complique la situation, car il faut assurer leur subsistance[2]. Résultat, la ponction de grains dans les seigneuries de Bellechasse sera plus élevée. Cela augure mal. L’année suivante les pluies torrentielles ne cessent de tomber durant tout l’été. Les récoltes en souffrent et une disette s’installe à Québec et dans les seigneuries avoisinantes. En 1758, c’est la famine à Québec et sur la Côte-du-Sud. Comme 70% à 80% des calories quotidiennes des Canadiens proviennent du blé de froment, de l’orge et du seigle, on peut comprendre qu’une mauvaise récolte n’est pas une bonne nouvelle[3]. Le 1er avril, le peuple de Québec est réduit à deux onces de pain par jour. En juin, on espère que la disette cessera avec l’arrivée à Québec d’une cargaison de 1000 quarts de farine provenant de la France.

À l’hiver 1758, la situation dans les environs de Québec est fort préoccupante. Le manque de vivres oblige les autorités à couper les rations à une demi-livre de pain par jour et à consommer de la viande de cheval. Le commissaire ordonnateur des guerres en Nouvelle-France André Doreil affirme que « le peuple périt de misère »[4]. Cela veut dire que dans les seigneuries de Beaumont, de Saint-Michel et de Saint-Vallier, la situation n’est guère mieux. Les habitants doivent être ingénieux pour se nourrir et se tournent probablement vers la chasse ou la pêche. Certains, vers les produits du lait de la ferme[5]. L’année 1759 n’annonce rien de bon. L’été est désastreux avec 44 jours de pluie.

Subvenir aux besoins des réfugiés acadiens

L’arrivée de réfugiés acadiens ayant échappé à la déportation en 1755 et 1756 représente un nouveau défi pour l’intendant Bigot. En octobre 1756, le seigneur de Beaumont Michel Jacques Hugues Péan décide de faire sa part pour aider les Acadiens. Il demande à l’arpenteur Ignace Plamondon (père) de préparer six terres pour établir ces familles. Par ailleurs, certains habitants de Saint-Michel acceptent d’accueillir dans leur foyer des Acadiens.

En novembre 1756, les conditions sont devenues précaires et l’état de santé des Acadiens établis dans sa seigneurie oblige le seigneur Péan à prendre une mesure exceptionnelle. Il compte sur l’aide du munitionnaire du roi Joseph-Michel Cadet pour aider ces réfugiés. Le 14 novembre 1756, ce dernier accepte de contribuer à la subsistance des Acadiens établis dans les seigneuries de Beaumont et de Saint-Michel. [6] La demande est importante, elle implique la signature d’un contrat avec le notaire Jean-Claude Panet. Cadet engage Joseph Roberge et le charge, à compter du 1er décembre 1756, de fournir à chaque Acadien une demi-livre de bœuf et un quarteron de lard et quatre onces de pois par jour. Pour sa part, le munitionnaire promet à Roberge de payer les vivres : six sols la livre de bœuf, douze, pour la livre de lard et six livres le minot de pois. Il est important de noter que Cadet donne une avance de 1200 livres à Roberge. Cette somme est considérable pour l’époque et il est fort possible que Roberge l’ait utilisé pour construire une glacière à Saint-Charles.

Les environs de la rivière Boyer sur la carte de James Murray, 1763, BAnQ

Lors de la transaction, Joseph Roberge habite une concession se situant au sud de la rivière Boyer. Celle-ci n’est pas trop éloignée de la terre de Gabriel Duquet qui se retrouve au nord du cours d’eau. Celui-ci a l’esprit d’entreprise puisqu’il achète le moulin à scie du seigneur Péan qui se situe entre le ruisseau des Hurons et la rivière Boyer[7]. Il transformera probablement ce moulin pour moudre le grain. Dans les années 1770, on le considère comme un maitre farinier.[8]

Comme Joseph Roberge reçoit l’ordre de nourrir les Acadiens en juillet 1756, ce dernier dispose d’une période suffisante pour construire cet ouvrage en pierres et le rendre utile au début janvier de l’année suivante.  La concordance entre la carte de Murray et le plan de cadastre de Saint-Charles a effectivement révélé l’emplacement d’une glacière sur le site du lot 141-P. D’après les résultats du rapport de l’archéologue Philippe Picard, cette structure enfouie se situe sur la terre de Gabriel Duquet[9]. La preuve des liens entre le contrat de Roberge et la construction de la glacière de Saint-Charles sur la terre de Gabriel Duquet n’a pas été établie de façon certaine. Mais, plusieurs éléments permettent de croire que cette glacière a été construite pour les Acadiens réfugiés à Saint-Charles.

Des relevés des Acadiens dans Bellechasse ont d’ailleurs été réalisés par Pierre-Maurice Hébert[10]. Selon les données recueillies, il apparait que les Acadiens réfugiés dans la seigneurie de Livaudière vivaient dans des conditions précaires. Certains d’entre eux se sont établis dans le rang Hêtrière de Saint-Charles. Selon Louis-Léonard Aumasson de Courville (1722-c1782), les Acadiens de Livaudière étaient particulièrement choyés puisqu’on leur donna, semble-t-il, plusieurs commodités entre autres les services d’un chirurgien[11]. Malgré l’initiative du seigneur Péan et de sa femme, les Acadiens souffrent de la maladie. L’année 1758 s’annonce catastrophique. Dans les registres de la paroisse de Saint-Charles, 56 enterrements d’Acadiens sont relevés pour la seule année 1758. Certains d’entre eux provenaient sans doute des premiers rangs de Saint-Gervais qui portaient les noms de première et deuxième Cadie[12].

Après la conquête, désarmer et surveiller la population

Durant la période de la Conquête, la Côte-du-Sud n’a pas été épargnée par le feu de la guerre. L’historien Gaston Deschênes dans son livre l’Année des Anglais a bien montré l’impact des Rangers et des soldats écossais du 78ime régiment des Highlanders dans la région. Le bilan est triste : maisons incendiées, vol des bestiaux, décès de 13 miliciens de la Côte-du-Sud. On s’en doute, la population est meurtrie.

Pour se nourrir, les troupes anglaises comptent sur les seigneuries de Beaumont, Saint-Michel et Saint-Vallier pour l’approvisionnement. Mais dans les 1760, grâce à de meilleures récoltes, la situation s’améliorera tant pour les habitants que pour les occupants anglais.

Après l’incendie de la Côte-du-Sud et les escarmouches, les troupes cantonnées à Pointe Levy sécurisent la région et se préparent à d’éventuels désordres. Pour ce faire, on procède au désarmement des paroissiens de la Côte-du-Sud et au recensement des ressources disponibles. On demande alors aux officiers de milice et aux habitants des seigneuries de prêter allégeance à la Couronne britannique.

Cette mission est confiée à l’ingénieur militaire John Montresor (1736-1799) à qui l’on doit la carte de Murray. À la tête d’une troupe d’éclaireurs, il quitte Pointe Levy au début décembre pour aller d’abord à Beaumont. Il ordonne au capitaine de milice de rassembler les habitants pour qu’ils prêtent serment d’allégeance au roi George II. Montresor se rend ensuite à Saint-Michel, à Saint-Charles et à Saint-Vallier dans les jours suivants. Mais à Saint-Charles, des armes sont confisquées pour être ramenées à Saint-Michel. Le 12 décembre, les Rangers se retrouvent à Berthier, tel qu’indiqué dans le journal de Montresor. Pour se rendre à Saint-François, ils doivent marcher en partie à travers des boisés. Le 14 décembre, à Saint-Pierre, une tempête de neige les empêche de poursuivre leur mission.

Le journal de John Montresor contient des informations sur l’incendie de la Côte-du-Sud menée par les troupes de Scott dans les semaines précédentes. Le 17 décembre, il constate que le village de la pointe à la Caille a été rasé par les flammes. Les habitants s’étant dispersés ne purent prêter allégeance. Le capitaine de milice s’engage donc à les recenser et à en faire un rapport. Les maisons plus au sud, le long de la rivière du Sud, ont été épargnées par le feu et les familles n’ont pas déserté les lieux. Cette mission faisait partie d’une plus grande opération de désarmement effectuée sur toute la Côte-du-Sud le 30 novembre 1759 par le capitaine Leslie. Elle montre bien que les troupes britanniques au lendemain de l’incendie de la Côte-du-Sud ont cherché à contrôler la population et à s’emparer de leurs bestiaux.

Au début de l’année, Murray décide de faire loger chez les habitants de la Côte-du-Sud, diverses compagnies du 78ime régiment des Highlanders. Le gouverneur veut montrer qu’il surveille la population. Le quart du régiment se retrouve probablement à Saint-Michel sous le commandement du Major John Campbell.  Le capitaine Hugh Cameron et le colonel Simon Fraser s’installent à Beaumont. Le major Abercrombie pour sa part s’occupe des paroisses de Saint-Thomas et de Saint-Vallier. Les officiers écossais exercent des responsabilités importantes, celles entre autres de régler certains litiges et même de fixer le prix des minots de farine. Pour ce faire, ils établissent leur mess dans les presbytères.

Toutefois les militaires profitent de la situation. En février 1760, certains d’entre eux procèdent à la saisie de farines et de bestiaux en bas de Pointe Levy. Le gouverneur Murrray apprend que les bestiaux ont tous été abattus il réalise donc qu’il doit composer avec les écarts de conduite de certains soldats [13].. Mais il sera moins tendre à l’égard du meunier de Saint-Charles Jacques Nadeau qu’il fera pendre le 29 mai 1760 « pour avoir mis toute son énergie à inciter ses compatriotes à la révolte et pour avoir amené des membres de la compagnie de milice dont il était le capitaine à joindre l’armée française ». (journal de Knox). Selon Gaston Deschênes, « Murray a choisi Nadeau pour faire un exemple et amener les habitants du gouvernement de Québec à demeurer tranquilles chez eux »[14].

D’autres soldats vivent alors sous le rythme des Canadiens. Un certain nombre établi à Saint-Vallier et appartenant à la Franc-Maçonnerie utilisent l’église de la paroisse pour leur rituel[15]. La fonction de surveillance exercée par les troupes se poursuivra jusqu’à la fin des années 1770, notamment par James Thompson à Saint-Michel, à Saint-Pierre et à Saint-Thomas.

Selon certains historiens, les habitants constatent que leur situation d’après-guerre est plus enviable qu’auparavant. Cela est dû aux meilleures récoltes et à un adoucissement des tensions. Les soldats écossais du 78e régiment d’infanterie se rapprochent de la population et l’on observera des mariages entre certains d’entre eux et des Canadiennes. Malcolm Fraser qui occupe Beaumont aura quatre enfants illégitimes avec Marie Allaire.

Fraser ne tarde pas à remarquer la misère dans laquelle vivent les habitants. Devant cette situation, il demande aux officiers et aux soldats de fournir une semaine de leur salaire pour aider ces gens. Charles Lecours est alors nommé syndic des pauvres pour recueillir les sommes amassées. Ce geste de générosité a été soigneusement consigné dans le livre de compte de la fabrique par le curé Bernard Sylvestre Dosque.(1er juillet 1761)[16]  Les militaires de Québec seront également appelés à secourir les pauvres de la capitale.

Conclusion

Les habitants de la Côte-du-Sud ont été sérieusement éprouvés durant la période de la Conquête. Ils durent composer avec la maladie, les mauvaises récoltes, les disettes, l’incendie de la Côte-du-Sud et la pression exercée par les troupes du 78e régiment des Highlanders pour leur subsistance.

Comment ont réagi les Canadiens durant les années suivantes ? Étonnamment, on a observé une croissance de la population. Certains habitants ont même affirmé que leur situation était bien pire auparavant. Selon l’historien Michel Brunet, plusieurs documents d’archives démontrent que plusieurs furent très heureux d’avoir changé de maîtres[17]. La bonne entente après ce changement de régime sera maintenue par les habitants de la Côte-du-Sud jusqu’à la Révolution américaine.

*Ce texte est d’abord paru dans le numéro du printemps 2023 de la revue Au fil des ans de la Société historique. Copyright Yves Hébert

Pour en savoir plus la Conquête :

CADRIN, Gaston, Les excommuniés de Saint-Michel-de-Bellechasse au XVIIIe siècle, Québec, Éditions GID, 2015, 404 pages.

DESCHÊNES, Gaston, L’année des Anglais, la Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête, Québec, Septentrion, 2009, 158 pages.


[1] DESLOGES, Sous les cieux de Québec, Météo et climat, 1534-1831, Québec, Septentrion, 2016, p. 105.

[2] DESCHÊnes, Louise, Le partage des subsistances au Canada sous le Régime français, Montréal, Boréal, 1994, p. 147.

[3] LACHANCE, André. Vivre à la ville en Nouvelle-France. Montréal, Libre Expression, 2004, p. 135.

[4] Labignette, J.-E. (1964). «La farine dans la Nouvelle-France». Revue d’histoire de l’Amérique française, 17(4), 490–503. https://doi.org/10.7202/302311ar

[5] BOUGAINVILLE, Louis-Antoine de, Écrits sur le Canada, Mémoires, journal Lettres, Québec, Septentrion, 2003, p. 204.

[6] BAnQ, Minutier de J.C. Panet, le 14 novembre 1756.

[7]Ce contrat est rédigé le 3 avril 1744, mais il apparait le 27 mars 1747 dans le minutier de Claude Barolet. BAnQ, Minutier de Claude Barolet, le 27 mars 1747.                                                                                                         

[8] BAnQ, Minutier de J. Fortier, 31 décembre 1770.

[9] PICARD. Phiippe, Glacière du Régime français (CeEr-1) à Saint-Charles de Bellechasse, Québec, Société immobilière du Québec, ministère des Transports du Québec, ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, 2008.

[10] HÉBERT, Pierre Maurice, Les Acadiens dans Bellechasse, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1984; HÉBERT, Pierre Maurice et TRÉPANIER, Pierre, Les Acadiens du Québec. Editions de L’Echo, 1994

[11] COURVILLE, Louis De, Mémoires sur le Canada, depuis 1749 jusqu’à 1760. En trois parties; avec cartes et plans lithographiés, Québec, Société littéraire et historique de Québec, 1838, p. 69.

[12] COMITÉ ORGANISATION DES FÊTES DU 350IÈME DE SAINT-CHARLES-DE-BELLECHASSE (1999), P. 40.

[13] Ibid, p 112.

[14] Il y a 250 ans, l’exécution du meunier Nadeau (29 mai 1760). https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2010/05/28/il-y-a-250-ans-lexecution-du-meunier-nadeau-29-mai-176/

[15] MacPherson  McCulloch, Ian. Sons of the Mountains, the Highland Regiments in the French and Indian War, 1756-1767. Volume 1, page 268.

[16] MASSÉ, Jean-Claude, Malcolm Fraser, de soldat écossais à seigneur canadien, 1733-1815, Québec, Septentrion, 2009, p. 40

[17] BRUNET, Michel, « Premières réactions des vaincus de 1760 devant leurs vainqueurs », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol 6, no 4 (mars 1953), p. 506-516.

2 réflexions sur “L’état moral de la population des seigneuries de la Côte-du-Sud avant et après la Conquête

  1. Très instructif et passionnant, merci pour la recherche et la rédaction. Ma conjointe est propriétaire de la maison Guimont (c.1729) classé patrimoniale de Cap-St-Ignace dans le 2e rang. La maison de ses ancêtres aurait probablement échappé au brûlage par les Anglais, qui auraient stoppé leur méfait près du moulin Vincelotte également classé.
    Source: Deschênes, Gaston, l’année des Anglais… éd. Septentrion, 2009.

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