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L’arpentage, la cartographie et la géographie dans la famille Taché au 19e siècle au Québec

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

La famille Taché est bien connue au Canada français pour avoir vu naître Étienne-Paschal Taché (1795-1865), futur homme politique et deux fois premières ministres du Canada-Est, Alexandre-Antonin Taché (1823-1894), qui devient évêque de Saint-Boniface et Joseph-Charles Taché, lequel embrasse une carrière de médecin tout en s’adonnant au journalisme et à la littérature. Quatre membres de cette famille, au XIXe siècle, ont toutefois en commun d’avoir à un moment de leur carrière fait de l’exploration, de l’arpentage et du dessin cartographique. Ils appartiennent à deux branches différentes issues du mariage de Jean-Paschal Taché avec Marie-Anne Jolliet de Mingan, fille de Jean-Baptiste et petite fille du célèbre explorateur Louis Jolliet.

Paschal-Jacques (Pascal) Taché (1757-1830)

Paschal Jacques Taché, Huile sur toile de François Baillairgé, Musée National des Beaux Arts du Québec

Premier enfant issu du mariage de Jean-Paschal Taché et de Marie-Anne de Jolliet, Paschal Jacques Taché (dit Pascal Taché) s’intéresse très tôt au négoce des fourrures. Il suit d’une certaine manière les traces de son père, qui à l’époque de la Nouvelle-France s’était fait connaître comme un marchand prospère dans le secteur des pelleteries et de denrées de toutes sortes[1]. Avec son frère Charles, Pascal Taché réside dans les anciens Postes du Roi de la Côte-Nord appartenant depuis la Conquête à des marchands anglophones. A titre de commis, probablement pour John Gray, Thomas Dunn et William Grant, il s’adonne durant  22 ans au commerce des pelleteries dans les postes de Pointe-Bleue, Shékutimish (Chicoutimi) et Tadoussac.

Au cours de sa carrière à titre de commis, Pascal Taché acquiert avec son frère Charles de précieuses connaissances sur le territoire du Saguenay et de son réseau hydrographique. À la demande du gouvernement du Bas-Canada, en 1824, il utilise son savoir et son expérience pour la rédaction d’une description du Saguenay et de ses tributaires. Celle-ci sera publiée dans les Journaux de l’assemblée législative du Bas-Canada[2]. Les connaissances de Taché servent également à dresser une carte étonnante réalisée par Adolphe Larue, le 27 décembre 1825. Celle-ci sera publiée à quelques reprises dans les rapports gouvernementaux de l’époque[3]. Désormais connue sous le nom de carte Taché du Saguenay, elle sera maintes fois utilisée dans les décennies suivantes et appréciée à l’époque pour son exactitude[4].

À Kamouraska, Pascal Taché gagne en notoriété grâce à son élection comme député de Cornwalis (Kamouraska). Il conserve ce siège de 1798 jusqu’à son décès le 5 juin 1830. Notons qu’il épouse Marie-Louise Decharnay à Saint-Louis de Kamouraska, le 26 septembre 1785. Par cette union, il devient ainsi seigneur de Kamouraska. Son épouse lui donnera un seul fils, Paschal (1786-1833), qui sera père du tristement célèbre médecin de Kamouraska Louis-Pascal-Achille Taché (1812-1839)[5]. Pascal Taché a indirectement contribué au développement de la cartographie régionale. Lié à la connaissance du pays, ce domaine d’activité intéressera les enfants d’Étienne-Paschal Taché.

Portrait d’Eugène-Étienne Taché, Source BAnQ

Eugène-Étienne Taché (1836-1912)

Eugène-Étienne Taché (1836-1912) est bien connu pour avoir dessiné les plans du parlement de Québec et pour avoir forgé la devise du Québec : « Je me souviens ». Arpenteur, ingénieur civil et fonctionnaire, il a laissé une œuvre cartographique étonnante. Fils d’Étienne-Paschal Taché et de Sophie Baucher dit Morency, il poursuit un stage de trois ans auprès de l’architecte et arpenteur Frederick Preston Rubidge[6]. Admis en 1861 à la profession d’arpenteur-géomètre, Taché débute au Département des Terres de la Couronne. Il fera certainement honneur à son père qui avait été commissaire de ce Département en juin 1857 en remplacement de Joseph-Édouard Cauchon[7].

L’œuvre cartographique d’Eugène-Étienne Taché peut se diviser en deux catégories. La première, sans doute la plus importante, concerne des dizaines de cartes manuscrites qu’il dessine au sein du Département des Terres de la Couronne. Conservées à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), elles sont essentiellement relatives à l’arpentage et portent entre autres sur des lots de cadastres, des lots de grève et de cours d’eau. La seconde catégorie est relative aux cartes imprimées par le gouvernement de la province de Québec dont Taché est l’auteur. Celles-ci couvrent soit des parties ou la totalité de l’écoumène de la province de Québec. Elles sont produites entre 1861 et 1880. L’un des corpus cartographiques les plus intéressants qu’il réalise est en lien avec la publication d’une œuvre majeure de Stanislas Drapeau sur l’état de la colonisation dans le Bas-Canada entre 1851 et 1861[8]. Notons que la fille de Stanislas Drapeau, Maire-Léda épousera à Ottawa, le 10 septembre 1875, Joseph-Charles Taché, fils de l’homme politique et écrivain Joseph-Charles Taché.

Eugène-Étienne Taché dessine donc six petites cartes régionales qui accompagnent l’étude de Stanislas Drapeau[9]. Son travail l’amène également à collaborer étroitement à la participation canadienne du Congrès international de géographie de Venise en 1881.  Quatre de ses œuvres cartographiques sont d’ailleurs présentées dans le cadre d’une exposition organisée lors de ce congrès[10]. Son travail l’amène à faire partie de l’Association des arpenteurs-géomètres fédéraux en 1884[11]. En dehors de ses activités professionnelles, il se fait connaître comme dessinateur, historien et héraldiste. On lui doit d’avoir dessiné les plans architecturaux de plusieurs édifices publics de la ville de Québec. Décédé le 13 mars 1912, à Québec, Eugène-Étienne Taché avait épousé le 18 juillet 1859 à Québec Olympe-Éléonore Bender, puis en seconde noces, le 22 octobre 1879, Clara Juchereau Duchesnay.

Louis-Jules-Émile Taché (1844-1897)

Jules Taché est l’un des membres les moins connus de la famille Taché. Frère d’Eugène-Étienne Taché, son parcours professionnel l’amène vers la cartographie et la géographie. Après ses études au séminaire de Québec et au collège des Jésuites de Montréal, il devient arpenteur-cartographe et dessinateur en chef au sein du ministère des Terres et Forêts de la province de Québec. Dans sa vie professionnelle, Jules Taché se fait connaître comme un bon cartographe. Lors du congrès de géographie de Venise de 1881, une de ses cartes régionales orne une pièce du palais royal de la place Saint-Marc. Entre 1883 et 1895, il dessine une série importante de six cartes régionales de la province de Québec; également des cartes manuscrites sur l’ensemble du Dominion réalisée en collaboration avec François-Xavier Genest. Ces cartes constituent d’excellents outils pour le repérage des cantons, des municipalités et du réseau hydrographique de ces régions. Dans ses loisirs, Jules s’adonne à l’art pictural. Son œuvre difficile à connaître et à repérer comprend des copies de toiles connues représentant des mousquetaires, mais aussi des paysages de la Côte-du-Sud, la région qui l’a vu naître[12].

Jules Taché est décédé à Québec le 19 mars 1897. Son corps a cependant été inhumé au cimetière de la paroisse Saint-Thomas de Montmagny. Celui-ci avait épousé à la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Québec, le 2 septembre 1867,  Marie-Anne-Jeanne Bender, fille de Prosper Bender. De ce mariage naissaient cinq enfants.

Extrait d’une carte dressée par Louis Jules Émile Taché, 1893, BANQ, Numérique

Jules-Louis-Alexandre Michel (Alexandre-Michel) Taché (1871- ?)

On en sait peu sur Alexandre-Michel Taché. Né à Québec le 29 septembre 1871 et issu du mariage de Jules Taché et de Jeanne Bender, il suit les traces de son père dans le secteur de la géographie et de la cartographie. Il devient effectivement dessinateur géographe au Département de la Colonisation et des Mines de la province de Québec[13]. Son œuvre cartographique est importante. Jusqu’en 1908, il dresse des cartes régionales du Québec. Celles-ci se rapprochent beaucoup de celles de son père. Elles gagneraient d’ailleurs à être mieux connues par les historiens, Elles situent des hameaux aujourd’hui disparus et sa valeur de témoignage est importante en raison des nombreux toponymes que l’on y trouve.

Des cartes signées par Alexandre-Michel Taché, mentionnons celle des régions aurifères de la province de Québec réalisée en 1898 avec le géologue et responsable du Bureau des Mines de la province de Québec Joseph Obalski (1852-1915). Celle-ci ne manque d’ailleurs pas d’intérêt. Les auteurs situent les mines d’or et d’argent sur le territoire du Québec[14]. A.M. Taché a également laissé deux cartes historiques assez intéressantes. L’une d’elles représente la bataille des Plaines d’Abraham du 13 septembre 1759. L’autre la bataille du 28 avril 1760. Elles sont conservées aux Archives du Séminaire de Québec. Nous ignorons toutefois dans quel contexte elles ont été produites. Enfin, soulignons qu’Alexandre-Michel Taché, avait épousé le 18 octobre 1897 à Québec Rosalie-Virginie Casgrain, fille de Philippe-Baby Casgrain, avocat et ancien député de L’Islet. De ce mariage naissaient quatre enfants.

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Quelques membres de la famille Taché ont joué un rôle appréciable dans l’histoire de la cartographie et de l’arpentage au Québec. Ceux-ci ont le plus souvent opéré dans un cadre gouvernemental. Eugène-Étienne, Jules et Alexandre-Michel Taché ont formé des familles ayant touché de loin ou de près à la connaissance du territoire, un aspect qui n’avait d’ailleurs pas manqué d’être essentiel dans les activités de leur ancêtre commun Jean-Paschal Taché.

Cet article corrigé et augmenté est d’abord paru dans la revue L’Ancêtre de la Société de généalogie de Québec, L’Ancêtre, vol. 32 (2006), p. 329-331. (Prix de la meilleure étude de la revue L’Ancêtre de la Société de généalogie de Québec pour 2005-2006)

Black Copyright symbolCopyright Yves Hébert


[1]  Michel Paquin.« Taché (Tachet), Jean (Jean-Pascal) », Dictionnaire biographique du Canada. Version en ligne. http://biographi.ca/fr (Site visité le 25 février 2006)

[2] Journaux de l’Assemblée législative du Bas Canada, Appendice R. A (1824) (Copie conservée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ) centre de Québec.

[3] Rapport d’un comité de la Chambre d’Assemblée sur l’opportunité d’ouvrir des chemins de colonisation dans la prov de Québec, ayant siégé pendant l’année 1827. s.l., s.éd., 1827, 69 pages.

[4] François Pilote. Le Saguenay en 1851 : histoire du passé, du présent et de l’avenir probable du Haut-Saguenay au point de vue de la colonisation. Québec, s.éd., 1852, p.51-52.

[5] L’écrivaine Anne Hébert s’est inspirée du destin de cet homme pour écrire son célèbre roman Kamouraska en 1970.

[6] Lucie K. Morisset et Luc Noppen. « Taché, Eugène-Étienne », Dictionnaire biographique du Canada, Vol XIV, de 1911 à 1920. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998, p. 1074.

[7] Pour en savoir davantage, on consultera Yves Hébert. Étienne-Paschal Taché (1795-1965), Le militaire, le médecin, l’homme politique. Québec, Les Éditions GID, 2006.

[8] Stanislas Drapeau. Études sur les développements de la colonisation du Bas-Canada depuis dix ans : (1851 à 1861) constatant les progrès des défrichements, de l’ouverture des chemins de colonisation et du développement de la population canadienne française [cartes dessinées par E.E. Taché]. Québec, Typographie de Léger Brousseau, 1863. 593 pages.

[9] Cartes [titre des cartes] préparées pour les études sur la colonisation du Bas-Canada depuis dix ans (1851-1861). Québec, s.éd., 1863. (Exemplaires conservées à la Cartothèque de l’Université Laval)

[10] Faucher de Saint-Maurice. La province de Québec et le Canada au troisième Congrès international de géographie de Venise, septembre 1881. s.l., s.éd., 1882, p. 29.

[11] Don W. Thomson. L’Homme et les méridiens, histoire de l’arpentage et de la cartographie au Canada. Vol. 2 de 1867 à 1917. Ottawa, Information Canada, 1973, p. 68.

[12] Yves Hébert. Montmagny et la Côte-du-Sud. Québec, Les Éditions GID, 2005, (Collection  Les Bâtisseurs), p. 70.

[13] Pierre-Georges Roy, La famille Taché. Lévis, s.éd., 1904, p. 72.

[14] BANQ. Cartothèque. Alexandre-Michel Taché et Joseph Obalski. Carte des régions aurifères de la Province de Québec. 1898.

La conférence sur les cycles biologiques de Matamec en 1931 

La rivière Matamec, Source: Wikipedia

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

Le 26 mai 1931, la nouvelle d’une rencontre scientifique internationale devant se tenir sur la propriété de Copley Amory (1866-1960) sur la Côte-Nord près de l’embouchure de la rivière Matamec fait la une du journal La Presse. Le ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries Hector Laferté annonce avec fierté qu’elle réunira des chercheurs de plusieurs pays. Ils s’intéresseront notamment aux « possibilités de développement des ressources naturelles de la Côte-Nord ». Comment expliquer la tenue d’un tel événement dans un ancien poste de traite de la compagnie d’Hudson en plein territoire Innu ? Et qui est Copley Amory ?

La création d’un centre de recherche sur la faune et la flore régionale

Copley Amory s’intéresse très tôt au potentiel de la pêche dans le secteur de l’embouchure de la rivière Matamek. Vers 1912, il fait l’acquisition d’une propriété appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) et rénove un bâtiment ayant servi comme poste de traite pour en faire une résidence d’été[1].  

Fils du médecin Copley Amory (1841-1879) et de Catherine E. Chace (1841-1871), Copley Amory est un architecte diplômé d’Harvard (1888) qui s’établit à Milton, non loin de Boston. Il épouse l’année suivante Mary Russell qui lui donne quatre fils. Peu de temps après l’achat de la propriété, il fait une tentative dans le secteur de la construction navale à l’embouchure de la Matamek et engage des habitants des environs de la rivière Moisie. L’entreprise, la Matamek Factory, est à l’origine d’un petit hameau qui prendra plus tard le nom de Matamec. Mais avec les années, elle deviendra une station privée de pêche au saumon et à la truite.

Ce n’est pas un hasard si Copley Amory se passionne pour l’histoire naturelle et à l’environnement de la rivière Matamec. Ce territoire possède un écosystème exceptionnel tant pour sa faune marine que terrestre.  S’intéressant à l’avifaune, il commence à entretenir des liens avec quelques scientifiques. En 1923, il invite à Matamec l’ornithologue associé au musée de Zoologie comparative de l’université Harvard Frederic Hedge Kennard (1865-1937). Spécialiste des oiseaux migrateurs, celui-ci est l’auteur d’un livre de vulgarisation sur les oiseaux des villes de l’Amérique du Nord, publié par la National Geographic Society en 1914. Il est possible que des relevés ornithologiques aient été faits par cet ornithologue. Toutefois, nous n’avons pas retrouvé de traces de tels documents.

Dans les années suivantes, Amory réussit à attirer d’autres scientifiques à Matamec. En juin 1927, la visite du conservateur du musée Smithsonian Paul Bartsch permet d’amorcer un inventaire floristique et faunique de la région. Paul Bowman de l’université George Washington et son épouse se joignent à lui jusqu’en septembre pour la poursuite des travaux. Copley Amorey en profite pour constituer un véritable laboratoire pour l’étude de la faune et de la flore marine[2].   Il engage pour un mois le spécialiste des invertébrés marin du Smithsonian, James O. Maloney qui accepte de réaliser un répertoire faunique des environs de la rivière Matamec.

À l’époque, il faut le dire, la biologie marine est le parent pauvre de la recherche scientifique au Québec. Des avancées énormes sont faites dans le domaine de la botanique et de la floristique avec le Frère Marie Victorin. Georges Préfontaine, qui travaille au laboratoire de biologie de l’Université de Montréal est l’un des rares à s’intéresser à ce domaine, mais pour l’estuaire du Saint-Laurent [3].

À Matamec, Amorey constate la rareté de la faune pour certaines années et remarque que cette diminution a un impact négatif sur la population innue. Pour d’autres années, la faune terrestre et marine est abondante et il se questionne sur les raisons de ces variations. C’est cette prise de conscience qui le motivera à organiser une conférence internationale sur les cycles biologiques.

L’idée de réaliser une telle conférence germe déjà en 1929. Afin d’attirer les chercheurs européens à Matamec, Amorey se rend l’année suivante au siège social de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Londres pour être conseillé et pour trouver des collaborateurs. On l’invite à rencontrer le biologiste Charles Sutherland Elton professeur de biologie et chercheur à l’université d’Oxford[4].

Charles S. Elton est l’un des biologistes anglais les plus respectés à l’époque. Il vient tout juste de publier un ouvrage fondamental, Animal Ecology, lequel aconnu plusieurs éditions. On considère aujourd’hui ce biologiste comme l’un des pionniers de l’écologie animale. Comme il s’intéresse depuis un certain temps aux fluctuations de la population des mammifères dans le Nord canadien, le projet du naturaliste Copley Amorey ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Il y voit une occasion d’établir des liens avec d’autres scientifiques canadiens et américains avec qui il communique seulement par correspondance.

Les scientifiques à Matamec

Regrouper une trentaine de scientifiques sur la Côte-Nord représente un défi logistique important. C’est à partir de Washington (DC) que Copley Amory organise la rencontre; le bureau principal de la conférence se trouvant sur Q Street. Il prévoit réaliser l’événement en deux étapes. La première à Québec plutôt brève. La seconde à Matamek Factory pour une durée d’une semaine. Certains doutent de la réussite d’un tel projet, mais le tout fonctionne plutôt bien grâce entre autres à la collaboration des gouvernements du Québec et du Canada.

Le gouvernement du Québec représenté par le ministre Hector Laferté accueille donc les participants de la conférence, à Québec, le 22 juillet 1931. Après une visite des attraits de la ville, les scientifiques sont conviés à un repas du midi à la maison Kent, laquelle surplombe les chutes Montmorency[5].  L’occasion sera parfaite pour vanter l’initiative de Copley Amory devant les journalistes du New York Times et des grands quotidiens montréalais et québécois. L’événement fait la une le lendemain dans le journal Le Soleil.

Sur les 28 conférenciers inscrits à la conférence, 22 se retrouvent à Matamek Factory pour échanger leurs points de vue sur certaines hypothèses et problématiques relatives aux cycles biologiques[6]. Les scientifiques proviennent de diverses disciplines. On y rencontre des biologistes, des entomologistes, des forestiers, un météorologue et même un romancier américain. Les conférenciers s’intéressent à la faune terrestre, à l’avifaune, à la faune marine et au couvert forestier. Copley Amory intègre également des familles innues à la conférence puisqu’il accorde une importance à leurs connaissances du territoire et de la faune. Les discussions et les présentations se déroulent autour d’une grande table en pin de huit pieds de longueur construite spécialement pour l’événement par Amory.  

Parmi les personnes présentes, plusieurs deviendront des figures importantes dans les secteurs de la zoologie, de la biologie et de l’ornithologie. Certains auront des carrières au parcours controversé. On remarquera l’absence du biologiste de l’université de Montréal George Préfontaine qui aurait pu se joindre à l’événement. Le fait qu’il est en train de constituer la Station biologique du Saint-Laurent à Trois-Pistoles explique sans doute son absence.

Les participants à la conférence de Matamec

Source: Wikipedia

Rudolph Martin Anderson (1876-1961), zoologue, chef de la section biologie au Musée national Canadien et explorateur de l’Arctique canadien.

Harold Elmer Anthony (1890-1970), zoologiste et paléontologue, Musée américain d’histoire naturelle, New-York.

David Lawrence Belding, professeur de pathologie et bactériologie, école de Médecine de l’Université de Boston.

William Reid Blair (1875-1949), professeur de pathologie comparative, Université de New York et directeur du zoo Bronx de New York et conservationniste.

Source: Wikipedia

Thorntorn Waldo Burgess (1874-1965), conservationniste, écrivain, littérature pour enfants et naturaliste.

Donald Ron Cameron, Directeur associé du Service forestier, gouvernement du Canada.

Source: Wikipedia

Charles Camsell (1876-1958), ministre des Mines, gouvernement du Canada et président de la Société royale du Canada et géologue. Il contribue à la création de la Foundation for the study of cycles.

Aurel Macedon Comsia, de Montréal, étudiant gradué de l’école forestière Shemnitz en Hongrie.

Ralph Emerson Demury, aide-directeur, observatoire du Dominion, Ottawa. Connue pour sa théorie controversée sur les liens entre les taches solaires, la température et les fluctuations des récoltes en grain.

John Richardson Dymond (1881-1956), professeur de zoologie et de biologie systématique, Université de Toronto. Associé au Royal Ontario Museum et conservationniste de la nature.

Hermann A. Eidmann, professeur de zoologie, spécialiste d’entomologie, Allemagne. Comme plusieurs professeurs, il a signé son allégeance à Adolf Hitler en 1933. Son manuel d’entomologie a été au programme durant 30 ans en Allemagne.

Source: Wikipedia

Charles Sutherland Elton (1900-1991), biologiste et écologue, directeur du Bureau of animal Ecology, Université Oxford. Il est considéré comme l’un des pionniers de l’écologie en Angleterre.

Robert Glading Green (1895-1947), professeur de bactériologie et d’immunologie, Minnesota University.

Alfred Otto Gross (1883-1970), professeur de biologie et ornithologue, College Bowdoin, Brunswick, (Minnesota), participe à deux expéditions dans l’Arctique canadien avec David MacMillan.

Source: Wikipedia

Ellsworth Huntington (1876-1947), géographe américain, très connu pour ses études sur le climat et ses effets sur les civilisations. Adopte les approches controversées du déterminisme environnemental et soutient les théories eugénistes à titre de président de l’American Eugenics society de 1934 à 1938. Aujourd’hui cette approche est fort contestée et considérée comme raciste.

Source: https://www.huntsmanaward.org/AGHuntsman.htm

Archibald Gowanlock Huntsman (1883-1973), professeur de biologie marine et océanographe Université de Toronto. Considéré comme l’un des pionniers de la biologie des pêcheries au Canada.

Aldo Leopold avec carquois et arc assis sur le rimrock au-dessus du Rio Gavilan dans le nord du Mexique lors d'un voyage de chasse à l'arc en 1938. Source: WikiCommons

Aldo Leopold (1887-1948), forestier, écologue, écologiste et écrivain, considéré comme l’un des pionniers de la gestion et de la protection de la nature aux États-Unis. Auteur d’un classique: L’Almanach d’un comté des sables.

Harry MacDonald Kyle (1872-1951), Spécialiste en biologie marine, Glasgow, Écosse. Linguiste et traducteur, spécialiste de l’ichtyologie. Collaborateur au Musée d’histoire naturelle de Hambourg.

Source: http://www.harrisonlewiscentre.org/about-us

Harrison Flint Lewis (1893-1974), ornithologue, chef de la section des oiseaux migrateurs pour l’Ontario et le Québec, service canadien des parcs à Ottawa de 1920 à 1943 et chef du Service canadien de la faune de 1947 à 1952.

Hans Mayer Wegelin (1897-1983), Il dirige en Allemagne l’Office national des forêts à Witzenhausen. Sa contribution est appréciable dans le secteur de la gestion de la forêt. Comme plusieurs autres scientifiques allemands, il a prêté allégeance au gouvernement d’Adolph Hitler en 1933.

Earle Bernard Phelps (1876-1953), chimiste, bactériologiste, professeur, collège des médecins et chirurgiens, Université de Columbia. Il apporte une contribution majeure aux États-Unis dans le secteur de la désinfection des eaux et du contrôle des mollusques.

William Rowan (1891-1957), professeur de zoologie et éthologue, Université d’Alberta. Ses travaux ont porté sur l’influence de la lumière sur la migration des oiseaux. Son illustration de la grue blanche sera utilisée par le service canadien des postes pour l’émission d’un timbre de cinq sous.

Source: Wikipedia

Charles Haskins Townsend (1859-1944), zoologiste, directeur de l’aquarium de New York de 1902 à 1937.

Les grandes conclusions de la conférence

Que doit-on retenir de cette conférence sur les cycles biologiques ? Celle-ci devait essentiellement porter sur le cycle de 11 ans des taches solaires et de son influence sur les populations animales. Étonnamment, les scientifiques se sont surtout intéressés à des cycles plus courts de quatre, neuf et dix ans. Remarquons que les variations de populations des petits mammifères sont reconnues depuis longtemps[7]. Elles sont en lien avec la présence ou non de prédateurs et influencées par d’autres facteurs environnementaux. Lors de la conférence de Matamec, la plupart des participants exposent les résultats de leurs recherches sur certains cycles biologiques. Mentionnons les découvertes des biologistes Phelps et Belding sur le cycle de la population du saumon dans la rivière Restigouche au Nouveau-Brunswick.

Tous s’entendent pour dire que les causes des cycles sont de nature biologique (reproduction maladie), astronomique (taches solaires) et météorologique. Mais ce sont les causes biologiques qui attirent le plus l’attention. En se basant sur le nombre de peaux arrivant dans les postes de la compagnie d’Hudson, Charles S. Elton montre qu’il existe un lien important entre les populations de petits mammifères et celle des prédateurs. L’accès à la nourriture pour la faune marine est également discuté de même que l’influence des pêcheries sur la population de certains poissons. Certains chercheurs mettent l’accent sur les variations de la reproduction des espèces. D’autres sur les épizooties et la présence des parasites. Enfin, les chercheurs n’hésitent pas à affirmer que les variations climatiques ont une influence majeure sur les populations animales.

La conférence de Matamec se conclut par une discussion sur la conservation des ressources naturelles. L’ornithologue Harrison Flint Lewis démontre l’importance de créer des refuges d’oiseaux. Pour sa part, le chef de la section biologie au Musée national Canadien Rudolph. M. Anderson du Musée affirme qu’il est important de constituer des collections d’histoire naturelle à des fins de recherche. Bref, tous s’entendent pour dire que la conservation des ressources est essentielle, mais dans une limite respectable. Le concept de conservation de la nature n’est pas nouveau à l’époque. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs ont sonné l’alarme pour réglementer les coupes forestières, la chasse et la pêche[8].

Au terme de la rencontre de Matamec, Charles Elton a reçu la tâche de relire les transcriptions des conférences, près de 300 000 mots, de couper le texte et de finaliser un rapport complet sur l’événement. Le tout, accompagné d’un résumé de l’événement rédigé par Ellsworth Huntington[9].  Édité par la Matamek Factory, le document fait 200 pages et son tirage est limité. On le retrouve dans certaines bibliothèques et sur Internet[10]. La lecture de ce document permet de cerner tout un pan de la culture scientifique des années 1930.

William Rowan et Charles Elton à la conférence de Matamec, Source:University of Wisconsin–Madison Archives.

La conférence d’Harrison Flint Lewis

Parmi les conférences présentées à Matamec, l’une d’elles mérite une attention particulière, celle de l’ornithologue Harrison Flint. Lewis sur l’avifaune de la Côte-Nord.  Celui-ci montre qu’il est difficile d’étudier les fluctuations de population des oiseaux, puisque les données sont manquantes à ce sujet. Il souligne par ailleurs l’initiative du gouvernement canadien avec l’appui du gouvernement du Québec d’avoir constitué en 1925 dix sanctuaires d’oiseaux en milieu insulaire le long de la Côte-Nord. Ces sanctuaires, dit-il, ont permis de repérer et de comprendre les zones de nidification de plusieurs espèces d’oiseaux de mer et de rivage tels que le Pluvier semi-palmé, l’Eider à duvet et le petit Pingouin. Harrison s’intéresse notamment à la colonie de cormorans de l’île du Lac près du cap Whittle.

Durant la discussion, il montre que plusieurs oiseaux tels que le guillemot de Troil ont fait l’objet d’un pillage pour leurs œufs durant tout le XIXe siècle. Relatant l’histoire de ce pillage, il ajoute que la fréquence de cet oiseau a diminué depuis la visite, dans la région, du naturaliste John-James Audubon en 1833. A l’époque Audubon constata avec effroi le pillage des œufs d’oiseaux et prit conscience, pour l’une des rares fois de sa carrière, de l’importance de préserver les oiseaux de mer et de rivage[11].

Ajoutons que Harrison Flint Lewis est considéré commel’undes pionniers de l’ornithologie scientifique au Québec et dans les provinces maritimes. Il a donné son nom au Harrison Lewis Coastal Discovery Centre, situé à East Port L’Hébert en Nouvelle-Écosse.

Aldo Leopold et d’autres conférenciers à Matamec, University of Wisconsin–Madison. Archives : Series 3/1, Box 83, Folder 5 (1931)

Le récit de voyage de Thorntorn Waldo Burgess

Les témoignages ou récits de voyage relatifs à la conférence de Matamec semblent peu nombreux. L’un des rares nous parvient du conservationniste et romancier pour enfants Thorntorn Waldo Burgess. C’est avec humour qu’il raconte son passage à Matamec. Dans son autobiographie, il décrit une partie de son expédition ornithologique à Harrington Harbour et à l’île Sainte-Marie en compagnie du docteur Gross, puis son passage à Matamec qui, dit-il plus bas, l’a plutôt embarrassé.

I did not belong in that galaxy of mental giants. Most assuredly I did not belong. But I was there. I was there on sufferance, feeling small, insignificant, wholly out of place and character[12].

Chaleureusement accueilli par Copley Amory et les conférenciers, c’est avec un mélange de crainte et de plaisir qu’il accepte à la fin de l’événement de conter une histoire pour s’endormir à tous ces scientifiques. Ajoutons qu’aux États-Unis, Burgess est considéré comme une figure de proue en littérature pour enfants. On peut lire son récit de voyage dans l’autobiographie qu’il a publié en 1960  [13]. A titre de conservationniste il a donné son nom à la Thortorn Burgess Society basée à Sandwich au Massachusetts et dont la mission est de promouvoir la protection de la nature.

Les retombées

Il est difficile d’évaluer les retombées de la conférence Matamek. Il est certain que cette conférence a permis de faire connaître la biodiversité de ce secteur de la Côte-Nord. Les scientifiques ont tous apprécié cette occasion d’échanger sur les résultats de leurs recherches dans un cadre naturel exceptionnel. Le conservationniste Aldo Leopold affirme que cette rencontre fut mémorable[14].  Le biologiste Charles Elton la considère comme exceptionnelle et selon, lui Copley Amory est un visionnaire[15]. C’est cette conférence qui lui a permis de justifier et de fonder à Oxford en 1932 son centre de recherche, le Bureau of Animal population[16]. Dans les années suivantes, ce bureau s’orientera entre autres sur l’étude de la population de la faune dans certains territoires canadiens comme celui du Labrador.

La conférence de Matamec a inspiré les scientifiques à poursuivre leurs travaux de diverses façons. L’économiste Edward R. Dewey a contribué à créer une fondation pour l’étude des cycles à partir du comité permanent de la conférence de Matamek. La Foundation for the study of cycles fut alors constituée en 1941 et elle a élargi ses champs de recherche en y incluant le secteur de l’économie. Établie à Floyd en Virginie, cette fondation existe toujours[17].

Pour sa part, Copley Amory va poursuivre pour quelque temps ses recherches. En juin 1933, il soumet un rapport au ministre Laferté pour créer un organisme international sur l’étude des pêcheries, mais sans succès apparent. La même année, éprouvant des difficultés financières, il décide de cesser ses activités de recherche et de pêche à Matamec. Prêt à céder toutes ses installations, il les offre alors à l’Université de Montréal et à l’Université Laval. Mais ces institutions déclinent l’offre. Amory délaisse donc sa propriété qui est alors acquise par Stella Bernatchez. Son mari Wilfrid Galienne et son fils Donald y exploiteront un club de pêche jusqu’en 1966[18]. Copley Amory est décédé à Cambridge dans le Massachusetts le 10 avril 1960. Avant sa mort, il aurait cédé une partie de ses collections d’histoire naturelle au Musée national d’histoire naturelle (États-Unis).

Conclusion

Si la conférence de Matamec a suscité beaucoup d’intérêt au début des années 1930, elle n’a pas eu de grandes répercussions dans la communauté scientifique. Elle a permis de créer des liens entre les scientifiques, mais surtout de faire connaître la biodiversité de ce secteur de la Côte-Nord. Ce n’est pas un hasard si le volet recherche s’est perpétué dans les années suivantes avec la présence du Woods Hole Oceanographic Institute entre 1966 et 1985. Par ailleurs la constitution, en 1995, d’une réserve écologique dans la partie sud du bassin versant de la rivière Matamec marque la reconnaissance de ce territoire riche en biodiversité. La Corporation Amory-Galienne a d’ailleurs été formée pour promouvoir la préservation de ce territoire.

Cet article a été publié pour la première fois dans la Revue d’histoire de la Côte-Nord, no 71-72 (juin 2021).

Copyright Yves Hébert.


[1]  André Delisle, Matamek, toward an uncertain future, Oceanus, the international magazine of marine science and policy. (Woods Hole Oceanographic Institute), vol. 30, no 3 (1987), p. 78-83.

[2] Smithsonian Institution, United States National Museum, Report on the progress and condition of the United States National Museum, for the year ended June 30, 1928, Washington, 1928, p. 14, 55.

[3] Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoire des sciences au Québec, Montréal, Boréal, 1987, p. 322.

[4] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists. A History of the Bureau of Animal Population, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 11 (En ligne sur Google-Books).

[5] Le Soleil, 23 juillet 1931

[6] Ellsworth Huntington, Matamek Conference on biological cycles, full proceedings, Matamek Factory, Canadian Labrador, 1932. En ligne: books.google.ca

[7] https://recherchespolaires.inist.fr/?Coup-de-soleil-sur-la-faune

[8] Yves Hébert, Histoire de l’écologie au Québec, Québec, Les Éditions GID, 2006, p.364-412.

[9] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists… p. 12.

[10]https://books.google.ca/books?id=Q2MQAQAAMAAJ&pg=PP31&dq=copley+amory+matamek&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjj5L-ep5ntAhWkuVkKHUtCD7oQ6AEwBHoECAIQAg#v=onepage&q=copley%20amory%20matamek&f=false

[11] Yves Hébert, « John James Audubon au Québec », Nature Sauvage, (été 2017), p. 20.

[12] Thorntorn Waldo Burgess, Now I Remember: Autobiography of an Amateur Naturalist, Little, Brown and Company, 1960, 187 pages. Version en ligne: https://www.fadedpage.com/showbook.php?pid=20191121

[13] http://www.thorntonburgess.org/About-Us

[14] Curt Meine, Aldo Leopold, His life and work, University of Wisconsin Press, 1988, p. 283.

[15] Geoffrey J. Martin, American Geography and geographies, toward geographical science, Oxford,Oxford University Press 2015, p. 797.

[16] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists… p. 11.

[17] Voir : https://cycles.org/

[18] http://www.matamec.org/wp-content/uploads/2011/02/Panneau-Historique-CAGM-Web.pdf

Aux origines de la lithothérapie. Médecine, littérature et croyances. Une approche bibliographique.

Une page de l’encyclopédie Fontaine de toutes sciences du philosophe Sidrac, après 1268, Bibliothèque municipale de Lyon

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

La lithothérapie connaît un succès populaire depuis plusieurs décennies. Cette approche thérapeutique a fait l’objet d’une pléiade de publications en plusieurs langues. Petits guides, carnets de notes et coffrets de pierres semi-précieuses constituent l’essentiel des produits offerts sur le marché. Le lithothérapeute propose d’utiliser les pierres pour harmoniser le système énergétique de la personne et prévenir les problèmes de santé. Selon les lithothérapeuthes contemporains, l’émeraude renforcele système immunitaire, le rubis protège le système respiratoire et l’opale réduit les rhumatismes. Ces exemples, parmi d’autres, se retrouvent dans la plupart des livres ou sites internet consacrés aux vertus des pierres gemmes.

Aujourd’hui, la lithothérapie est considérée comme une pseudo science. [1]. Il n’existe pas de base scientifique à cette pratique. Toutefois l’effet placebo induit par l’utilisation des pierres gemmes fait l’objet de recherches dans certains pays. En Chine, en Inde et au Pakistan, la croyance aux vertus des pierres est bien ancrée dans la culture[2]. Qu’est-ce que la lithothérapie ? Et quelles sont ses origines ?

Un champ de recherche pour les historiens

Les croyances aux effets bénéfiques des pierres peuvent être examinées dans une perspective historique puisqu’elles révèlent les connaissances médicales et l’imaginaire de diverses cultures à différentes époques. Étudiés dans leur contexte, ces savoirs et savoir-faire se retrouvent dans des traités d’histoire naturelle anciens et dans les traités sur les vertus des pierres que l’on appelle lapidaires. Ces lapidaires provenant de l’Antiquité et du Moyen Âge sont particuliers puisque l’on y retrouve un mélange de données médicales, de poésie, de littérature, de symbolisme et de prescriptions. Les plus anciennes traces de ses écrits nous viennent de la Mésopotamie sous forme de liste de pierres possédant des propriétés magiques. On peut donc constater que les croyances à la magie naturelle sont fort anciennes.

L’histoire des pierres gemmes dans leur rapport à la médecine et à leurs représentations symbolique, religieuse ou ésotérique occupe une poignée de chercheurs aujourd’hui. Les travaux de l’historien Fabrizio Ferrari à l’université de Chester en Angleterre et ceux de Valérie Gontero-Lauze chercheuse en littérature médiévale à l’Université d’Aix-Marseille contribuent à faire connaître la richesse des lapidaires et le contexte de leur création. D’autres historiens(ennes), telle la regrettée Michele Casanova, se sont intéressés à certaines pierres comme l’émeraude et aux bijoux et talismans que l’on trouve dans diverses cultures[3]. Historienne et professeure à l’Université d’État de New York à Stone Ridge, Nichola Harris s’est spécialisée dans l’étude des lapidaires médicaux. Elle prépare actuellement un ouvrage important sur les lapidaires médicaux de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. D’autres chercheurs tels que Fabio Spadini de l’Université de Fribourg s’intéressent aux vertus des pierres en intailles sur lesquelles y sont gravés des symboles astrologiques. Enfin, l’histoire de la gemmologie constitue un domaine à part puisque les historiens et les scientifiques s’intéressent à l’évolution des techniques conduisant à l’identification des pierres gemmes. Leurs travaux sont notamment publiés dans la revue Gems and Gemmology de la Gemmological American Institute,

Les pierres précieuses et leurs vertus, les premières études et compilations

L’intérêt populaire pour les vertus des pierres précieuses n’est pas étranger aux travaux de certains historiens et antiquaires de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle. Cette curiosité est en partie liée aux découvertes et à la naissance de l’archéologie. Au 19e siècle, les historiens examinent des sceaux cylindriques provenant de la Mésopotamie et publient dans les revues savantes des articles sur la glyptique. (ANDRÉ-SALVINI, 1995). Ils s’intéressent notamment aux intailles magiques réalisées à partir de pierres semi-précieuses aux IIe et IIIe siècle après Jésus Christ. Ils découvrent les lapidaires scientifiques, religieux et magiques rédigés et copiés au Moyen Âge. Entre autres les Étymologies d’Isidore de Séville (vers 620) et le lapidaire de Marbode de Rennes réalisé au XIe siècle. Ces écrits constituent un genre particulier, il s’agit souvent d’un mélange de données scientifiques, de littérature et de traditions relatives à la médecine à la pharmacologie et parfois à l’occultisme. Il faut comprendre que dans le monde médiéval, la médecine est un amalgame de science classique, de magie paienne et de croyances chrétiennes.

Les lapidaires anciens seront souvent copiés par d’autres encyclopédistes, entre autres dans celui du philosophe Sidrac. C’est probalement le lapidaire de Marbode de Rennes qui a été le plus copié ou utilisé pour la constitution d’autres documents comme le Speculum Lapidum, un lapidaire astrologique publié à Venise en 1502 par le médecin et astrologue Camillo Leonardi . (LEOPARDI, 2013). La plupart des lapidaires latins ou en français ont donc traversé le temps et conservé leur tradition paienne. (ZANOLA, 2002) Mais ce ne fut pas le cas pour certaines branches de l’histoire de l’histoire naturelle comme la biologie. Sous l’influence de la Bible et probablement de l »Église catholique certains textes anciens médiévaux ont été modifié.

L’une des pages du lapidaire de Marbode de Rennes

À la fin du XIXe siècle, les érudits et les minéralogistes commencent à utiliser le mot lithothérapie pour désigner les pratiques médicales, pharmacologiques et magiques liées aux vertus des pierres précieuses. Le mot lithothérapie vient des mots grecs lithos (λίθος [litʰos]) signifiant pierres et therapeia (θεραπεύω [tʰɛrapɛuʷɔ]) signifiant prendre soin. L’un des premiers à utiliser ce mot est le médecin allemand Hermann Fuhner. Celui-ci publie en 1902, l’une des premières synthèses sur les pierres et leur rapport avec la médecine, la magie et le symbolisme[4]. Dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Fuhner s’intéresse à l’histoire des lapidaires anciens et médiévaux en utilisant la notion de edelsteintherapie. À l’époque, son livre devient une référence pour les études en histoire de la médecine. En 1902, l’archéologue, écrivain et collectionneur Fernand de Mély publie une synthèse en trois tomes sur les lapidaires de l’Antiquité et du Moyen Âge. Un travail colossal et très documenté. Le premier tome est consacré aux lapidaires chinois et les deux autres aux lapidaires grecs[5]. Y sont rassemblés une foule d’informations sur les usages des pierres et des notions entourant la médecine et la pharmacologie.

Plusieurs historiens et minéralogistes se sont également intéressés au symbolisme et aux croyances que l’on trouve dans les lapidaires médiévaux. Certains chercheurs empruntent une approche sémiologique pour saisir le sens des mots dans les lapidaires médiévaux. Leurs synthèses attirent l’attention des passionnés de gemmologie et de minéralogie. On peut penser à l’historien Carlo Giordanoqui qui publie en 1912 un livre succinct, mais bien documenté sur les vertus des pierres précieuses au Moyen Âge[6]. Le minéralogiste américain George Frederick Kunz (1856-1932) quant à lui lance en 1913 The Curious Lore of Precious Stones: Being a Description of Their Sentiments and Folk Lore[7]. Ayant fait l’objet de plusieurs éditions, ce livre rassemble des croyances issues de différentes cultures sur les vertus des pierres précieuses. L’ouvrage permet de connaître les usages des pierres pour la divination, la protection, la magie.

Certains auteurs passionnés d’occultisme, de magie et de symbologie se sont également intéressés aux vertus des pierres précieuses. En 1905, le professeur de chimie et passionné d’occultisme Emmanuel-Napoléon Santini De Riols (1847-1908) publie Les pierres magiques, histoire complète des pierres précieuses, leurs origines, leurs vertus et leurs facultés, leur puissance occulte[8]. En 1922, l’occultiste juif Isidore Kozminsky (1870-1944) et membre à Londres de l’Ordre hermétique de l’Aube Dorée (The Golden Down) publie une œuvre en deux tomes sur les vertus des pierres précieuses et la lithomancie : The Magic and Science of Jewels and Stones[9].  Mélange de science et de philosophies anciennes et occultes, cet ouvrage se veut une compilation de croyances sur les vertus des pierres précieuses.

C’est probablement à partir des ouvrages de Kunz, Kozminsky et de Fuhner que s’est constitué une lithothérapie populaire en Occident. C’est en Allemagne au début des années 1970 que l’on voit apparaitre les premiers livres grand public sur la lithothérapie En 1992, le chercheur espagnol Raynald Georges Boschiero publie un ouvrage majeur sur les vertus des pierres précieuses. Résultat de ses recherches personnelles, ce livre est actuellement la bible des lithothérapeutes. Avec les années, certains lithothérapeutes intégreront des savoirs tirés de la médecine ayurvédique, du yoga et de la médecine traditionnelle chinoise pour légitimer leur pratique.

Conclusion

L’étude des documents anciens et des lapidaires permet de découvrir la richesse symbolique des cultures antiques et médiévales. Replacés dans leur contexte historique, ces documents révèlent comment on percevait la science par le filtre de la religion et de certaines pratiques occultes telles que la magie et la lithomancie. Ces écrits ont piqué la curiosité de nombreux historiens, archéologues et passionnés de minéralogie. Les oeuvres de ces chercheurs ont ainsi inspiré plusieurs amants de lithothérapie. Vu dans une perspective historique, la lithothérapie est un syncrétisme de croyances anciennes issues d’écrits médicaux et pharmaceutiques. Ses fondements scientifiques ou pharmacologiques font partie de ses croyances.

Le côté sombre de la lithothérapie

Aujourd’hui la lithothérapie est associé au commerce et à la consommation. La vente et l’achat de pierres semi-précieuses et de cristaux de quarts constitue un marché lucratif depuis plus d’une quarantaine d’années.

Le marché des cristaux est basé entre autres sur une industrie se situant au Myanmar et au Madagascar. Des enfants de cinq à 15 ans travaillent dans les mines, et ce pour une bouchée de pain. N’ayant aucune protection, leurs conditions de travail sont déplorables. Ils extraient notamment du quartz rose destiné au marché international. Le minéral est ensuite tailllé sous différentes formes et exporté vers l’Europe, l’Angleterre, le Canada et les États-Unis. Ces cristaux qui ne coûtent presque rien sont revendus à prix d’or et nourrissent les croyances des adeptes de la lithothérapie. Ces croyances récupérées par certains groupes peuvent entraîner des dérives sectaires.

Références complémentaires

Ressources internet.

https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=369a180a-1590-4b71-9d5c-694727c89438

https://sante.lefigaro.fr/article/la-lithotherapie-ou-la-grande-arnaque-des-pierres-guerisseuses/

https://www.theguardian.com/global/2019/jun/16/are-crystals-the-new-blood-diamonds-the-truth-about-muky-business-of-healing-stones

Études

ANDRÉ-SALVINI, Béatrice, (1995), »Les pierres précieuses dans les sources écrites », dans Les pierres précieuses de l’Orient ancien, des Sumériens aux Sassanides, Paris, Réunion des musées nationaux, Les Dossiers du Musée du Louvre, p.71-88.

LEOPARDI, Liliana, (2013),  » Speculum Lapidum; Some Reflections on Sixteenth-Century Intaglios and Astral magic », Abraxas, International Journal of Esoteric Studies, no 1, Summer 2013), p.53-64.

SPADINI, Fabio,  »Pierres gravées et mélothésie », Erudition Antiqua, (2019) : 73-98.

ZANOLA, Maria Teresa, (2002),  »Le langage des pierres précieuses et l’expression des sentiments », Le moyen français, Vol. 50,  Erotica Vetera, Hommage à Rose M. Bidler.

© Copyright Yves Hébert, 2023.


[1] https://www.passeportsante.net/fr/Therapies/Guide/Fiche.aspx?doc=lithotherapie_th https://www.washingtonpost.com/lifestyle/wellness/crystal-healing-covid-power-quartz/2021/03/30/6caee68a-8d9e-11eb-a6bd-0eb91c03305a_story.html

[2] ISHAQUE, Sidra, TAIMUR, Saleem, QIDWAI, Waris, « Knowledge, attitudes and practices regarding gemstone therapeutics in a selected adult population in Pakistan», BMC Complement Altern Med. 2009; 9: 32. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2739841/; LOEB ADLER, Leonore, Spirit Versus Scalpel: Traditional Healing and Modern Psychotherapy, Wesport (Connecticut), Bergin and Carvey, 1995, p.84-85.

[3] CASANOVA, Michele, « Le lapis-lazuli, la pierre précieuse de l’Orient ancien », Dialogues d’histoire ancienne  Année (2001)  27-2  pp. 149-170.; CASANOVA, Michele, Le lapis-lazuli dans l’Orient ancien, Comité des travaux historiques et scientifiques – CTHS, 2013, 284 pages.

[4] FUHNER, Hermann. Lithotherapie : historische Studien über die medizinische Verwendung der Edelsteine., Strasbourgh, C. & J. Goeller, 1902.

[5] Les Lapidaires de l’Antiquité et du Moyen Âge, Paris, Ernest Leroux t. I, Les Lapidaires chinois [archive] ; t. II, Les Lapidaires grecs, texte, premier fascicule [archive] ; t. II, Les lapidaires grecs, texte, deuxième fascicule [archive] ; t. III, Les Lapidaires grecs, traduction, premier fascicule

[6] GIORDANO, Carlo, Trattato delle virtù delle pietre preziose, scrittura inedite del secolo decimoquinto, Città di Castello : Società Tip. « Leonardo da Vinci », 1912.

[7] KUNZ, George-Frederick, The Curious Lore of Precious Stones: Being a Description of Their Sentiments and Folk Lore, Philadelphia and London, Lippincott Company, 1912,

[8] SANTINI DE RIOLS, Emmanuel Napoléon, Les pierres magiques, histoire complète des pierres précieuses, leurs origines, leurs vertus et leurs facultés, leur puissance occulte, Paris, Librairie générale des sciences occultes, Bibliothèque Charconac, 11, Quai Saint-Michel, 11, 1905, 173 pages.

[9] KOZMINSKY, Isidore, The Magic and Science of Jewels and Stones, New York and London, G. P. PUTNAM’S SONS, 1922.