Philatélie sociale et histoire, une enveloppe de Zurich de 1875 et ses secrets.

En quête de curiosités philatéliques sur Ebay, je suis tombé par hasard sur cette enveloppe. Elle a tout de suite suscité mon intérêt. Que nous révèle-t-elle ?

Perspective philatélique

Elle comprend au recto un timbre-poste de la Suisse et deux marques postales différentes datées du 28 juillet 1875 L’une de Zurich avec 28 VII 75 XII, l’autre de New York, presque illisible, mais semble dater du 11 août.  Elle est adressée à G. H. Frothingham.

Au cours des années 1870, le courrier du Canada passait par Liverpool. La malle était placée dans des sacs pour se rendre à Montréal et à Québec. La marque Forwarded a probablement été apposée au bureau de Québec. Des lettres provenant de la Suisse pour se diriger vers Québec étaient très rares à l’époque. Payée par timbre en Suisse, elle est sans doute passée par la France. C’est possiblement en France qu’on a apposé la marque P.P, sur l’enveloppe, quoique le système des postes belge avait déjà adopté ce type de marque postale. Ces deux lettres signifient Port Payé. On y voit également l’estampille Forwarded qui fait référence à l’expression faire suivre. Comme le courrier pour l’Amérique du Nord quitte Le Havre à l’époque, il se rend généralement à Liverpool pour être acheminé à New York. C’est pourquoi on retrouve l’estampille New York. L’enveloppe transite à Québec le 13 août 1875 avant d’être dirigée le lendemain vers Rivière-du-Loup-en Bas. Cette enveloppe révèle les particularités de la route postale entre l’Europe et le continent américain en 1875.

Le timbre suisse qu’on aperçoit fait partie d’une série qui a été retenue par le gouvernement suisse dans les années 1870. Il représente Helvetia un personnage féminin personnifiant la Confédération suisse. Le nom d’Helvetia sera adopté par la suite pour identifier les timbres postes suisses.

Qui est George H. Frothingham ?

En analysant la graphie du destinataire, on découvre que cette lettre a été expédiée à George H. Frothingham. À partir d’une recherche dans diverses sources en ligne, il est possible de dresser une biographie sommaire de cet homme. Né à Montréal en 1823, il est le fils de John Frothingham et de Louisa Goddard Archibald. Son père est un important quincailler et se retrouve rapidement dans la bourgeoisie d’affaires de Montréal. On en sait peu sur les études de Georges. Mais, il ne tarde pas à travailler pour son père. Il réside sur les flancs du Mont Royal à proximité de l’université McGill.

George H. Frothingham et son épouse Louisa Davenport Hayward,

La famille Frothingham vient de Portland dans le Maine. John Frothingham s’établit à Montréal pour ouvrir une succursale de la quincaillerie de Samuel Hay de Boston. Malgré la discrimination sociale et commerciale qu’il subit, John s’associe avec William Workman pour fonder une importante quincaillerie, la Frothingham and Workman Co. John Frothingham réussit à se joindre à la bourgeoisie d’affaires montréalaise et participe à la création de la Banque de la cité de Montréal avec John Molson et un groupe d’Américains et de Canadiens français. Son fils George H. Frothingham épouse en 1844 Louisa Davenport Hayward (1826-1876).

Philatélie sociale et villégiature.

Comme bien des familles fortunées de Montréal, les Frothingham vont prendre les eaux à Cacouna. Plusieurs places de villégiature naissent dans le Bas-Saint-Laurent. De Kamouraska à Cacouna, les hôtels sont florissants à la fin des années 1870. Durant les années 1870, Les Frothingham auraient loué une maison à Cacouna avant de posséder leur propre résidence d’été. Le photographe montréalais William Notman qui connait bien les Frothingham nous a laissé un certain nombre de photographies représentant cette famille. Elles sont conservées au Musée McCord. À Cacouna, Georges H. Frothingham se fait construire une villa qu’il nomme Monte Shanti. La mention forwarded sur l’enveloppe permet de croire que Frothingham a fait transférer son courrier de Montréal à Rivière-du-Loup-en-Bas.  À partir de cet exemple, il est possible de jeter les grandes lignes de ce que l’on appelle la philatélie sociale.

La famille de George Frothigham en villégiature à Cacouna vers 1876,

Photo William Notman, Musée McCord

Les plaisirs de la plage à Cacouna, vers 1880. Photo Livernois, BAnQ

Histoire postale, philatélie et histoire sociale :

Les historiens, les sociologues, les sémiologues et les géographes s’intéressent de plus en plus à la philatélie puisqu’elle permet de jeter un regard particulier sur l’histoire sociale et l’identité d’une nation[1].   Les philatélistes portent également une attention à l’histoire sociale par les timbres postes et les documents dérivés des activités postales. En témoigne le développement récent de la philatélie sociale (social philately).

Émergeant en Australie dans les années 1980, c’est lors de l’exposition philatélique internationale de Melbourne de 1999 que cette perspective est officiellement reconnue. La philatélie sociale cherche à relier la philatélie à son contexte social et économique. Les domaines qu’elle couvre touchent entre autres à l’histoire locale, industrielle, postale, militaire et aux personnages qui ont marqué l’histoire. Cette approche tient compte d’autres documents en lien direct avec le sujet étudié : cartes postales, lettres souvenirs, médailles, documents officiels, articles de journaux et photographies.  Ces documents aident à situer le contexte historique d’un produit philatélique. La philatélie sociale se distingue de la collection philatélique par l’utilisation de divers documents qui aident à la compréhension d’une thématique. L’un des buts premiers de cette approche est de montrer les impacts du système postal sur la société. La philatélie sociale, c’est ce que nous révèle les documents postaux (timbres, enveloppes, cartes postales) sur l’histoire sociale d’une localité, d’une institution ou d’une entreprise.

Le montage et l’installation d’exbibits dans le cadre d’événements philatéliques sont d’ailleurs encouragés pour illustrer une thématique. Pour ce faire, certaines normes internationales ont d’ailleurs été formulées. Le philatéliste social est appelé à présenter des exbibits en tenant compte des éléments suivants.

  1. Le traitement et l’importance du sujet :(20%), 5% philatélie, 5% aspect social) : 30$
  2. Importance philatélique et connaissance du contexte social (35%)
  3. Condition des éléments philatéliques (10%)
  4. Rareté (20%)
  5. Présentation (5%)[2]

COPYRIGHT YVES HEBERT. Toute reproduction du texte est interdite.

Sources :

Remerciements à Jacques Poitras pour m’avoir fourni certaines précisions philatéliques.

Gerald Tulchinsky, « FROTHINGHAM, JOHN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 11 mars 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/frothingham_john_9F.html.

https://www.stampdomain.com/social_philately

http://www.ukphilately.org.uk/ukphil/hsocial.htm

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[1] Yves Drolet, A bibliography of academic studies on postage stamps and philately, voir le site de l’Académie québécoise d’études philatéliques pour consulter e document.

[2] https://www.stampdomain.com/social_philately/

L’état moral de la population des seigneuries de la Côte-du-Sud avant et après la Conquête

Église de Beaumont, carte postale retouchée et colorisée, collection BAnQ

Il est difficile de se faire une idée de l’état moral de la population de la Côte-du-Sud avant et au lendemain de la Conquête. Les documents sont muets à ce sujet. En examinant le contexte social et économique de cette époque et les contraintes auxquelles ont été soumis les habitants, on peut très bien s’imaginer l’anxiété, le découragement et l’inquiétude des habitants. Comment la population a-t-elle vécu cette période ?

Avant la Conquête

À la veille de la Conquête, il faut dire que la situation est inquiétante dans le gouvernement de Québec. En dépit des crises de mortalité entre 1757 et 1760 et de l’épidémie de petite vérole de 1757, la population s’accroit lentement. L’inquiétude vient des conditions de climatiques difficiles qui contribuent aux mauvaises récoltes et à la famine.

Les étés sont froids et les récoltes sont tardives[1]. On importe même de la farine de blé de la France. En 1755, les blés ayant manqué dans toute la colonie, l’intendant François Bigot est obligé de fournir aux boulangers de Québec de la farine et du pain provenant des magasins du roi. Il demande ensuite à des commis de faire une distribution du pain aux habitants à partir des boulangeries de Québec. Cette année-là, les récoltes sur la Côte-du-Sud sont désastreuses et l’envoi d’excédents de grains vers Québec est quasi impossible.

L’arrivée d’un contingent de 3000 hommes en 1755 complique la situation, car il faut assurer leur subsistance[2]. Résultat, la ponction de grains dans les seigneuries de Bellechasse sera plus élevée. Cela augure mal. L’année suivante les pluies torrentielles ne cessent de tomber durant tout l’été. Les récoltes en souffrent et une disette s’installe à Québec et dans les seigneuries avoisinantes. En 1758, c’est la famine à Québec et sur la Côte-du-Sud. Comme 70% à 80% des calories quotidiennes des Canadiens proviennent du blé de froment, de l’orge et du seigle, on peut comprendre qu’une mauvaise récolte n’est pas une bonne nouvelle[3]. Le 1er avril, le peuple de Québec est réduit à deux onces de pain par jour. En juin, on espère que la disette cessera avec l’arrivée à Québec d’une cargaison de 1000 quarts de farine provenant de la France.

À l’hiver 1758, la situation dans les environs de Québec est fort préoccupante. Le manque de vivres oblige les autorités à couper les rations à une demi-livre de pain par jour et à consommer de la viande de cheval. Le commissaire ordonnateur des guerres en Nouvelle-France André Doreil affirme que « le peuple périt de misère »[4]. Cela veut dire que dans les seigneuries de Beaumont, de Saint-Michel et de Saint-Vallier, la situation n’est guère mieux. Les habitants doivent être ingénieux pour se nourrir et se tournent probablement vers la chasse ou la pêche. Certains, vers les produits du lait de la ferme[5]. L’année 1759 n’annonce rien de bon. L’été est désastreux avec 44 jours de pluie.

Subvenir aux besoins des réfugiés acadiens

L’arrivée de réfugiés acadiens ayant échappé à la déportation en 1755 et 1756 représente un nouveau défi pour l’intendant Bigot. En octobre 1756, le seigneur de Beaumont Michel Jacques Hugues Péan décide de faire sa part pour aider les Acadiens. Il demande à l’arpenteur Ignace Plamondon (père) de préparer six terres pour établir ces familles. Par ailleurs, certains habitants de Saint-Michel acceptent d’accueillir dans leur foyer des Acadiens.

En novembre 1756, les conditions sont devenues précaires et l’état de santé des Acadiens établis dans sa seigneurie oblige le seigneur Péan à prendre une mesure exceptionnelle. Il compte sur l’aide du munitionnaire du roi Joseph-Michel Cadet pour aider ces réfugiés. Le 14 novembre 1756, ce dernier accepte de contribuer à la subsistance des Acadiens établis dans les seigneuries de Beaumont et de Saint-Michel. [6] La demande est importante, elle implique la signature d’un contrat avec le notaire Jean-Claude Panet. Cadet engage Joseph Roberge et le charge, à compter du 1er décembre 1756, de fournir à chaque Acadien une demi-livre de bœuf et un quarteron de lard et quatre onces de pois par jour. Pour sa part, le munitionnaire promet à Roberge de payer les vivres : six sols la livre de bœuf, douze, pour la livre de lard et six livres le minot de pois. Il est important de noter que Cadet donne une avance de 1200 livres à Roberge. Cette somme est considérable pour l’époque et il est fort possible que Roberge l’ait utilisé pour construire une glacière à Saint-Charles.

Les environs de la rivière Boyer sur la carte de James Murray, 1763, BAnQ

Lors de la transaction, Joseph Roberge habite une concession se situant au sud de la rivière Boyer. Celle-ci n’est pas trop éloignée de la terre de Gabriel Duquet qui se retrouve au nord du cours d’eau. Celui-ci a l’esprit d’entreprise puisqu’il achète le moulin à scie du seigneur Péan qui se situe entre le ruisseau des Hurons et la rivière Boyer[7]. Il transformera probablement ce moulin pour moudre le grain. Dans les années 1770, on le considère comme un maitre farinier.[8]

Comme Joseph Roberge reçoit l’ordre de nourrir les Acadiens en juillet 1756, ce dernier dispose d’une période suffisante pour construire cet ouvrage en pierres et le rendre utile au début janvier de l’année suivante.  La concordance entre la carte de Murray et le plan de cadastre de Saint-Charles a effectivement révélé l’emplacement d’une glacière sur le site du lot 141-P. D’après les résultats du rapport de l’archéologue Philippe Picard, cette structure enfouie se situe sur la terre de Gabriel Duquet[9]. La preuve des liens entre le contrat de Roberge et la construction de la glacière de Saint-Charles sur la terre de Gabriel Duquet n’a pas été établie de façon certaine. Mais, plusieurs éléments permettent de croire que cette glacière a été construite pour les Acadiens réfugiés à Saint-Charles.

Des relevés des Acadiens dans Bellechasse ont d’ailleurs été réalisés par Pierre-Maurice Hébert[10]. Selon les données recueillies, il apparait que les Acadiens réfugiés dans la seigneurie de Livaudière vivaient dans des conditions précaires. Certains d’entre eux se sont établis dans le rang Hêtrière de Saint-Charles. Selon Louis-Léonard Aumasson de Courville (1722-c1782), les Acadiens de Livaudière étaient particulièrement choyés puisqu’on leur donna, semble-t-il, plusieurs commodités entre autres les services d’un chirurgien[11]. Malgré l’initiative du seigneur Péan et de sa femme, les Acadiens souffrent de la maladie. L’année 1758 s’annonce catastrophique. Dans les registres de la paroisse de Saint-Charles, 56 enterrements d’Acadiens sont relevés pour la seule année 1758. Certains d’entre eux provenaient sans doute des premiers rangs de Saint-Gervais qui portaient les noms de première et deuxième Cadie[12].

Après la conquête, désarmer et surveiller la population

Durant la période de la Conquête, la Côte-du-Sud n’a pas été épargnée par le feu de la guerre. L’historien Gaston Deschênes dans son livre l’Année des Anglais a bien montré l’impact des Rangers et des soldats écossais du 78ime régiment des Highlanders dans la région. Le bilan est triste : maisons incendiées, vol des bestiaux, décès de 13 miliciens de la Côte-du-Sud. On s’en doute, la population est meurtrie.

Pour se nourrir, les troupes anglaises comptent sur les seigneuries de Beaumont, Saint-Michel et Saint-Vallier pour l’approvisionnement. Mais dans les 1760, grâce à de meilleures récoltes, la situation s’améliorera tant pour les habitants que pour les occupants anglais.

Après l’incendie de la Côte-du-Sud et les escarmouches, les troupes cantonnées à Pointe Levy sécurisent la région et se préparent à d’éventuels désordres. Pour ce faire, on procède au désarmement des paroissiens de la Côte-du-Sud et au recensement des ressources disponibles. On demande alors aux officiers de milice et aux habitants des seigneuries de prêter allégeance à la Couronne britannique.

Cette mission est confiée à l’ingénieur militaire John Montresor (1736-1799) à qui l’on doit la carte de Murray. À la tête d’une troupe d’éclaireurs, il quitte Pointe Levy au début décembre pour aller d’abord à Beaumont. Il ordonne au capitaine de milice de rassembler les habitants pour qu’ils prêtent serment d’allégeance au roi George II. Montresor se rend ensuite à Saint-Michel, à Saint-Charles et à Saint-Vallier dans les jours suivants. Mais à Saint-Charles, des armes sont confisquées pour être ramenées à Saint-Michel. Le 12 décembre, les Rangers se retrouvent à Berthier, tel qu’indiqué dans le journal de Montresor. Pour se rendre à Saint-François, ils doivent marcher en partie à travers des boisés. Le 14 décembre, à Saint-Pierre, une tempête de neige les empêche de poursuivre leur mission.

Le journal de John Montresor contient des informations sur l’incendie de la Côte-du-Sud menée par les troupes de Scott dans les semaines précédentes. Le 17 décembre, il constate que le village de la pointe à la Caille a été rasé par les flammes. Les habitants s’étant dispersés ne purent prêter allégeance. Le capitaine de milice s’engage donc à les recenser et à en faire un rapport. Les maisons plus au sud, le long de la rivière du Sud, ont été épargnées par le feu et les familles n’ont pas déserté les lieux. Cette mission faisait partie d’une plus grande opération de désarmement effectuée sur toute la Côte-du-Sud le 30 novembre 1759 par le capitaine Leslie. Elle montre bien que les troupes britanniques au lendemain de l’incendie de la Côte-du-Sud ont cherché à contrôler la population et à s’emparer de leurs bestiaux.

Au début de l’année, Murray décide de faire loger chez les habitants de la Côte-du-Sud, diverses compagnies du 78ime régiment des Highlanders. Le gouverneur veut montrer qu’il surveille la population. Le quart du régiment se retrouve probablement à Saint-Michel sous le commandement du Major John Campbell.  Le capitaine Hugh Cameron et le colonel Simon Fraser s’installent à Beaumont. Le major Abercrombie pour sa part s’occupe des paroisses de Saint-Thomas et de Saint-Vallier. Les officiers écossais exercent des responsabilités importantes, celles entre autres de régler certains litiges et même de fixer le prix des minots de farine. Pour ce faire, ils établissent leur mess dans les presbytères.

Toutefois les militaires profitent de la situation. En février 1760, certains d’entre eux procèdent à la saisie de farines et de bestiaux en bas de Pointe Levy. Le gouverneur Murrray apprend que les bestiaux ont tous été abattus il réalise donc qu’il doit composer avec les écarts de conduite de certains soldats [13].. Mais il sera moins tendre à l’égard du meunier de Saint-Charles Jacques Nadeau qu’il fera pendre le 29 mai 1760 « pour avoir mis toute son énergie à inciter ses compatriotes à la révolte et pour avoir amené des membres de la compagnie de milice dont il était le capitaine à joindre l’armée française ». (journal de Knox). Selon Gaston Deschênes, « Murray a choisi Nadeau pour faire un exemple et amener les habitants du gouvernement de Québec à demeurer tranquilles chez eux »[14].

D’autres soldats vivent alors sous le rythme des Canadiens. Un certain nombre établi à Saint-Vallier et appartenant à la Franc-Maçonnerie utilisent l’église de la paroisse pour leur rituel[15]. La fonction de surveillance exercée par les troupes se poursuivra jusqu’à la fin des années 1770, notamment par James Thompson à Saint-Michel, à Saint-Pierre et à Saint-Thomas.

Selon certains historiens, les habitants constatent que leur situation d’après-guerre est plus enviable qu’auparavant. Cela est dû aux meilleures récoltes et à un adoucissement des tensions. Les soldats écossais du 78e régiment d’infanterie se rapprochent de la population et l’on observera des mariages entre certains d’entre eux et des Canadiennes. Malcolm Fraser qui occupe Beaumont aura quatre enfants illégitimes avec Marie Allaire.

Fraser ne tarde pas à remarquer la misère dans laquelle vivent les habitants. Devant cette situation, il demande aux officiers et aux soldats de fournir une semaine de leur salaire pour aider ces gens. Charles Lecours est alors nommé syndic des pauvres pour recueillir les sommes amassées. Ce geste de générosité a été soigneusement consigné dans le livre de compte de la fabrique par le curé Bernard Sylvestre Dosque.(1er juillet 1761)[16]  Les militaires de Québec seront également appelés à secourir les pauvres de la capitale.

Conclusion

Les habitants de la Côte-du-Sud ont été sérieusement éprouvés durant la période de la Conquête. Ils durent composer avec la maladie, les mauvaises récoltes, les disettes, l’incendie de la Côte-du-Sud et la pression exercée par les troupes du 78e régiment des Highlanders pour leur subsistance.

Comment ont réagi les Canadiens durant les années suivantes ? Étonnamment, on a observé une croissance de la population. Certains habitants ont même affirmé que leur situation était bien pire auparavant. Selon l’historien Michel Brunet, plusieurs documents d’archives démontrent que plusieurs furent très heureux d’avoir changé de maîtres[17]. La bonne entente après ce changement de régime sera maintenue par les habitants de la Côte-du-Sud jusqu’à la Révolution américaine.

*Ce texte est d’abord paru dans le numéro du printemps 2023 de la revue Au fil des ans de la Société historique. Copyright Yves Hébert

Pour en savoir plus la Conquête :

CADRIN, Gaston, Les excommuniés de Saint-Michel-de-Bellechasse au XVIIIe siècle, Québec, Éditions GID, 2015, 404 pages.

DESCHÊNES, Gaston, L’année des Anglais, la Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête, Québec, Septentrion, 2009, 158 pages.


[1] DESLOGES, Sous les cieux de Québec, Météo et climat, 1534-1831, Québec, Septentrion, 2016, p. 105.

[2] DESCHÊnes, Louise, Le partage des subsistances au Canada sous le Régime français, Montréal, Boréal, 1994, p. 147.

[3] LACHANCE, André. Vivre à la ville en Nouvelle-France. Montréal, Libre Expression, 2004, p. 135.

[4] Labignette, J.-E. (1964). «La farine dans la Nouvelle-France». Revue d’histoire de l’Amérique française, 17(4), 490–503. https://doi.org/10.7202/302311ar

[5] BOUGAINVILLE, Louis-Antoine de, Écrits sur le Canada, Mémoires, journal Lettres, Québec, Septentrion, 2003, p. 204.

[6] BAnQ, Minutier de J.C. Panet, le 14 novembre 1756.

[7]Ce contrat est rédigé le 3 avril 1744, mais il apparait le 27 mars 1747 dans le minutier de Claude Barolet. BAnQ, Minutier de Claude Barolet, le 27 mars 1747.                                                                                                         

[8] BAnQ, Minutier de J. Fortier, 31 décembre 1770.

[9] PICARD. Phiippe, Glacière du Régime français (CeEr-1) à Saint-Charles de Bellechasse, Québec, Société immobilière du Québec, ministère des Transports du Québec, ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, 2008.

[10] HÉBERT, Pierre Maurice, Les Acadiens dans Bellechasse, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1984; HÉBERT, Pierre Maurice et TRÉPANIER, Pierre, Les Acadiens du Québec. Editions de L’Echo, 1994

[11] COURVILLE, Louis De, Mémoires sur le Canada, depuis 1749 jusqu’à 1760. En trois parties; avec cartes et plans lithographiés, Québec, Société littéraire et historique de Québec, 1838, p. 69.

[12] COMITÉ ORGANISATION DES FÊTES DU 350IÈME DE SAINT-CHARLES-DE-BELLECHASSE (1999), P. 40.

[13] Ibid, p 112.

[14] Il y a 250 ans, l’exécution du meunier Nadeau (29 mai 1760). https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2010/05/28/il-y-a-250-ans-lexecution-du-meunier-nadeau-29-mai-176/

[15] MacPherson  McCulloch, Ian. Sons of the Mountains, the Highland Regiments in the French and Indian War, 1756-1767. Volume 1, page 268.

[16] MASSÉ, Jean-Claude, Malcolm Fraser, de soldat écossais à seigneur canadien, 1733-1815, Québec, Septentrion, 2009, p. 40

[17] BRUNET, Michel, « Premières réactions des vaincus de 1760 devant leurs vainqueurs », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol 6, no 4 (mars 1953), p. 506-516.

L’arpentage, la cartographie et la géographie dans la famille Taché au 19e siècle au Québec

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

La famille Taché est bien connue au Canada français pour avoir vu naître Étienne-Paschal Taché (1795-1865), futur homme politique et deux fois premières ministres du Canada-Est, Alexandre-Antonin Taché (1823-1894), qui devient évêque de Saint-Boniface et Joseph-Charles Taché, lequel embrasse une carrière de médecin tout en s’adonnant au journalisme et à la littérature. Quatre membres de cette famille, au XIXe siècle, ont toutefois en commun d’avoir à un moment de leur carrière fait de l’exploration, de l’arpentage et du dessin cartographique. Ils appartiennent à deux branches différentes issues du mariage de Jean-Paschal Taché avec Marie-Anne Jolliet de Mingan, fille de Jean-Baptiste et petite fille du célèbre explorateur Louis Jolliet.

Paschal-Jacques (Pascal) Taché (1757-1830)

Paschal Jacques Taché, Huile sur toile de François Baillairgé, Musée National des Beaux Arts du Québec

Premier enfant issu du mariage de Jean-Paschal Taché et de Marie-Anne de Jolliet, Paschal Jacques Taché (dit Pascal Taché) s’intéresse très tôt au négoce des fourrures. Il suit d’une certaine manière les traces de son père, qui à l’époque de la Nouvelle-France s’était fait connaître comme un marchand prospère dans le secteur des pelleteries et de denrées de toutes sortes[1]. Avec son frère Charles, Pascal Taché réside dans les anciens Postes du Roi de la Côte-Nord appartenant depuis la Conquête à des marchands anglophones. A titre de commis, probablement pour John Gray, Thomas Dunn et William Grant, il s’adonne durant  22 ans au commerce des pelleteries dans les postes de Pointe-Bleue, Shékutimish (Chicoutimi) et Tadoussac.

Au cours de sa carrière à titre de commis, Pascal Taché acquiert avec son frère Charles de précieuses connaissances sur le territoire du Saguenay et de son réseau hydrographique. À la demande du gouvernement du Bas-Canada, en 1824, il utilise son savoir et son expérience pour la rédaction d’une description du Saguenay et de ses tributaires. Celle-ci sera publiée dans les Journaux de l’assemblée législative du Bas-Canada[2]. Les connaissances de Taché servent également à dresser une carte étonnante réalisée par Adolphe Larue, le 27 décembre 1825. Celle-ci sera publiée à quelques reprises dans les rapports gouvernementaux de l’époque[3]. Désormais connue sous le nom de carte Taché du Saguenay, elle sera maintes fois utilisée dans les décennies suivantes et appréciée à l’époque pour son exactitude[4].

À Kamouraska, Pascal Taché gagne en notoriété grâce à son élection comme député de Cornwalis (Kamouraska). Il conserve ce siège de 1798 jusqu’à son décès le 5 juin 1830. Notons qu’il épouse Marie-Louise Decharnay à Saint-Louis de Kamouraska, le 26 septembre 1785. Par cette union, il devient ainsi seigneur de Kamouraska. Son épouse lui donnera un seul fils, Paschal (1786-1833), qui sera père du tristement célèbre médecin de Kamouraska Louis-Pascal-Achille Taché (1812-1839)[5]. Pascal Taché a indirectement contribué au développement de la cartographie régionale. Lié à la connaissance du pays, ce domaine d’activité intéressera les enfants d’Étienne-Paschal Taché.

Portrait d’Eugène-Étienne Taché, Source BAnQ

Eugène-Étienne Taché (1836-1912)

Eugène-Étienne Taché (1836-1912) est bien connu pour avoir dessiné les plans du parlement de Québec et pour avoir forgé la devise du Québec : « Je me souviens ». Arpenteur, ingénieur civil et fonctionnaire, il a laissé une œuvre cartographique étonnante. Fils d’Étienne-Paschal Taché et de Sophie Baucher dit Morency, il poursuit un stage de trois ans auprès de l’architecte et arpenteur Frederick Preston Rubidge[6]. Admis en 1861 à la profession d’arpenteur-géomètre, Taché débute au Département des Terres de la Couronne. Il fera certainement honneur à son père qui avait été commissaire de ce Département en juin 1857 en remplacement de Joseph-Édouard Cauchon[7].

L’œuvre cartographique d’Eugène-Étienne Taché peut se diviser en deux catégories. La première, sans doute la plus importante, concerne des dizaines de cartes manuscrites qu’il dessine au sein du Département des Terres de la Couronne. Conservées à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), elles sont essentiellement relatives à l’arpentage et portent entre autres sur des lots de cadastres, des lots de grève et de cours d’eau. La seconde catégorie est relative aux cartes imprimées par le gouvernement de la province de Québec dont Taché est l’auteur. Celles-ci couvrent soit des parties ou la totalité de l’écoumène de la province de Québec. Elles sont produites entre 1861 et 1880. L’un des corpus cartographiques les plus intéressants qu’il réalise est en lien avec la publication d’une œuvre majeure de Stanislas Drapeau sur l’état de la colonisation dans le Bas-Canada entre 1851 et 1861[8]. Notons que la fille de Stanislas Drapeau, Maire-Léda épousera à Ottawa, le 10 septembre 1875, Joseph-Charles Taché, fils de l’homme politique et écrivain Joseph-Charles Taché.

Eugène-Étienne Taché dessine donc six petites cartes régionales qui accompagnent l’étude de Stanislas Drapeau[9]. Son travail l’amène également à collaborer étroitement à la participation canadienne du Congrès international de géographie de Venise en 1881.  Quatre de ses œuvres cartographiques sont d’ailleurs présentées dans le cadre d’une exposition organisée lors de ce congrès[10]. Son travail l’amène à faire partie de l’Association des arpenteurs-géomètres fédéraux en 1884[11]. En dehors de ses activités professionnelles, il se fait connaître comme dessinateur, historien et héraldiste. On lui doit d’avoir dessiné les plans architecturaux de plusieurs édifices publics de la ville de Québec. Décédé le 13 mars 1912, à Québec, Eugène-Étienne Taché avait épousé le 18 juillet 1859 à Québec Olympe-Éléonore Bender, puis en seconde noces, le 22 octobre 1879, Clara Juchereau Duchesnay.

Louis-Jules-Émile Taché (1844-1897)

Jules Taché est l’un des membres les moins connus de la famille Taché. Frère d’Eugène-Étienne Taché, son parcours professionnel l’amène vers la cartographie et la géographie. Après ses études au séminaire de Québec et au collège des Jésuites de Montréal, il devient arpenteur-cartographe et dessinateur en chef au sein du ministère des Terres et Forêts de la province de Québec. Dans sa vie professionnelle, Jules Taché se fait connaître comme un bon cartographe. Lors du congrès de géographie de Venise de 1881, une de ses cartes régionales orne une pièce du palais royal de la place Saint-Marc. Entre 1883 et 1895, il dessine une série importante de six cartes régionales de la province de Québec; également des cartes manuscrites sur l’ensemble du Dominion réalisée en collaboration avec François-Xavier Genest. Ces cartes constituent d’excellents outils pour le repérage des cantons, des municipalités et du réseau hydrographique de ces régions. Dans ses loisirs, Jules s’adonne à l’art pictural. Son œuvre difficile à connaître et à repérer comprend des copies de toiles connues représentant des mousquetaires, mais aussi des paysages de la Côte-du-Sud, la région qui l’a vu naître[12].

Jules Taché est décédé à Québec le 19 mars 1897. Son corps a cependant été inhumé au cimetière de la paroisse Saint-Thomas de Montmagny. Celui-ci avait épousé à la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Québec, le 2 septembre 1867,  Marie-Anne-Jeanne Bender, fille de Prosper Bender. De ce mariage naissaient cinq enfants.

Extrait d’une carte dressée par Louis Jules Émile Taché, 1893, BANQ, Numérique

Jules-Louis-Alexandre Michel (Alexandre-Michel) Taché (1871- ?)

On en sait peu sur Alexandre-Michel Taché. Né à Québec le 29 septembre 1871 et issu du mariage de Jules Taché et de Jeanne Bender, il suit les traces de son père dans le secteur de la géographie et de la cartographie. Il devient effectivement dessinateur géographe au Département de la Colonisation et des Mines de la province de Québec[13]. Son œuvre cartographique est importante. Jusqu’en 1908, il dresse des cartes régionales du Québec. Celles-ci se rapprochent beaucoup de celles de son père. Elles gagneraient d’ailleurs à être mieux connues par les historiens, Elles situent des hameaux aujourd’hui disparus et sa valeur de témoignage est importante en raison des nombreux toponymes que l’on y trouve.

Des cartes signées par Alexandre-Michel Taché, mentionnons celle des régions aurifères de la province de Québec réalisée en 1898 avec le géologue et responsable du Bureau des Mines de la province de Québec Joseph Obalski (1852-1915). Celle-ci ne manque d’ailleurs pas d’intérêt. Les auteurs situent les mines d’or et d’argent sur le territoire du Québec[14]. A.M. Taché a également laissé deux cartes historiques assez intéressantes. L’une d’elles représente la bataille des Plaines d’Abraham du 13 septembre 1759. L’autre la bataille du 28 avril 1760. Elles sont conservées aux Archives du Séminaire de Québec. Nous ignorons toutefois dans quel contexte elles ont été produites. Enfin, soulignons qu’Alexandre-Michel Taché, avait épousé le 18 octobre 1897 à Québec Rosalie-Virginie Casgrain, fille de Philippe-Baby Casgrain, avocat et ancien député de L’Islet. De ce mariage naissaient quatre enfants.

*

Quelques membres de la famille Taché ont joué un rôle appréciable dans l’histoire de la cartographie et de l’arpentage au Québec. Ceux-ci ont le plus souvent opéré dans un cadre gouvernemental. Eugène-Étienne, Jules et Alexandre-Michel Taché ont formé des familles ayant touché de loin ou de près à la connaissance du territoire, un aspect qui n’avait d’ailleurs pas manqué d’être essentiel dans les activités de leur ancêtre commun Jean-Paschal Taché.

Cet article corrigé et augmenté est d’abord paru dans la revue L’Ancêtre de la Société de généalogie de Québec, L’Ancêtre, vol. 32 (2006), p. 329-331. (Prix de la meilleure étude de la revue L’Ancêtre de la Société de généalogie de Québec pour 2005-2006)

Black Copyright symbolCopyright Yves Hébert


[1]  Michel Paquin.« Taché (Tachet), Jean (Jean-Pascal) », Dictionnaire biographique du Canada. Version en ligne. http://biographi.ca/fr (Site visité le 25 février 2006)

[2] Journaux de l’Assemblée législative du Bas Canada, Appendice R. A (1824) (Copie conservée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ) centre de Québec.

[3] Rapport d’un comité de la Chambre d’Assemblée sur l’opportunité d’ouvrir des chemins de colonisation dans la prov de Québec, ayant siégé pendant l’année 1827. s.l., s.éd., 1827, 69 pages.

[4] François Pilote. Le Saguenay en 1851 : histoire du passé, du présent et de l’avenir probable du Haut-Saguenay au point de vue de la colonisation. Québec, s.éd., 1852, p.51-52.

[5] L’écrivaine Anne Hébert s’est inspirée du destin de cet homme pour écrire son célèbre roman Kamouraska en 1970.

[6] Lucie K. Morisset et Luc Noppen. « Taché, Eugène-Étienne », Dictionnaire biographique du Canada, Vol XIV, de 1911 à 1920. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998, p. 1074.

[7] Pour en savoir davantage, on consultera Yves Hébert. Étienne-Paschal Taché (1795-1965), Le militaire, le médecin, l’homme politique. Québec, Les Éditions GID, 2006.

[8] Stanislas Drapeau. Études sur les développements de la colonisation du Bas-Canada depuis dix ans : (1851 à 1861) constatant les progrès des défrichements, de l’ouverture des chemins de colonisation et du développement de la population canadienne française [cartes dessinées par E.E. Taché]. Québec, Typographie de Léger Brousseau, 1863. 593 pages.

[9] Cartes [titre des cartes] préparées pour les études sur la colonisation du Bas-Canada depuis dix ans (1851-1861). Québec, s.éd., 1863. (Exemplaires conservées à la Cartothèque de l’Université Laval)

[10] Faucher de Saint-Maurice. La province de Québec et le Canada au troisième Congrès international de géographie de Venise, septembre 1881. s.l., s.éd., 1882, p. 29.

[11] Don W. Thomson. L’Homme et les méridiens, histoire de l’arpentage et de la cartographie au Canada. Vol. 2 de 1867 à 1917. Ottawa, Information Canada, 1973, p. 68.

[12] Yves Hébert. Montmagny et la Côte-du-Sud. Québec, Les Éditions GID, 2005, (Collection  Les Bâtisseurs), p. 70.

[13] Pierre-Georges Roy, La famille Taché. Lévis, s.éd., 1904, p. 72.

[14] BANQ. Cartothèque. Alexandre-Michel Taché et Joseph Obalski. Carte des régions aurifères de la Province de Québec. 1898.

La conférence sur les cycles biologiques de Matamec en 1931 

La rivière Matamec, Source: Wikipedia

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

Le 26 mai 1931, la nouvelle d’une rencontre scientifique internationale devant se tenir sur la propriété de Copley Amory (1866-1960) sur la Côte-Nord près de l’embouchure de la rivière Matamec fait la une du journal La Presse. Le ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries Hector Laferté annonce avec fierté qu’elle réunira des chercheurs de plusieurs pays. Ils s’intéresseront notamment aux « possibilités de développement des ressources naturelles de la Côte-Nord ». Comment expliquer la tenue d’un tel événement dans un ancien poste de traite de la compagnie d’Hudson en plein territoire Innu ? Et qui est Copley Amory ?

La création d’un centre de recherche sur la faune et la flore régionale

Copley Amory s’intéresse très tôt au potentiel de la pêche dans le secteur de l’embouchure de la rivière Matamek. Vers 1912, il fait l’acquisition d’une propriété appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) et rénove un bâtiment ayant servi comme poste de traite pour en faire une résidence d’été[1].  

Fils du médecin Copley Amory (1841-1879) et de Catherine E. Chace (1841-1871), Copley Amory est un architecte diplômé d’Harvard (1888) qui s’établit à Milton, non loin de Boston. Il épouse l’année suivante Mary Russell qui lui donne quatre fils. Peu de temps après l’achat de la propriété, il fait une tentative dans le secteur de la construction navale à l’embouchure de la Matamek et engage des habitants des environs de la rivière Moisie. L’entreprise, la Matamek Factory, est à l’origine d’un petit hameau qui prendra plus tard le nom de Matamec. Mais avec les années, elle deviendra une station privée de pêche au saumon et à la truite.

Ce n’est pas un hasard si Copley Amory se passionne pour l’histoire naturelle et à l’environnement de la rivière Matamec. Ce territoire possède un écosystème exceptionnel tant pour sa faune marine que terrestre.  S’intéressant à l’avifaune, il commence à entretenir des liens avec quelques scientifiques. En 1923, il invite à Matamec l’ornithologue associé au musée de Zoologie comparative de l’université Harvard Frederic Hedge Kennard (1865-1937). Spécialiste des oiseaux migrateurs, celui-ci est l’auteur d’un livre de vulgarisation sur les oiseaux des villes de l’Amérique du Nord, publié par la National Geographic Society en 1914. Il est possible que des relevés ornithologiques aient été faits par cet ornithologue. Toutefois, nous n’avons pas retrouvé de traces de tels documents.

Dans les années suivantes, Amory réussit à attirer d’autres scientifiques à Matamec. En juin 1927, la visite du conservateur du musée Smithsonian Paul Bartsch permet d’amorcer un inventaire floristique et faunique de la région. Paul Bowman de l’université George Washington et son épouse se joignent à lui jusqu’en septembre pour la poursuite des travaux. Copley Amorey en profite pour constituer un véritable laboratoire pour l’étude de la faune et de la flore marine[2].   Il engage pour un mois le spécialiste des invertébrés marin du Smithsonian, James O. Maloney qui accepte de réaliser un répertoire faunique des environs de la rivière Matamec.

À l’époque, il faut le dire, la biologie marine est le parent pauvre de la recherche scientifique au Québec. Des avancées énormes sont faites dans le domaine de la botanique et de la floristique avec le Frère Marie Victorin. Georges Préfontaine, qui travaille au laboratoire de biologie de l’Université de Montréal est l’un des rares à s’intéresser à ce domaine, mais pour l’estuaire du Saint-Laurent [3].

À Matamec, Amorey constate la rareté de la faune pour certaines années et remarque que cette diminution a un impact négatif sur la population innue. Pour d’autres années, la faune terrestre et marine est abondante et il se questionne sur les raisons de ces variations. C’est cette prise de conscience qui le motivera à organiser une conférence internationale sur les cycles biologiques.

L’idée de réaliser une telle conférence germe déjà en 1929. Afin d’attirer les chercheurs européens à Matamec, Amorey se rend l’année suivante au siège social de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Londres pour être conseillé et pour trouver des collaborateurs. On l’invite à rencontrer le biologiste Charles Sutherland Elton professeur de biologie et chercheur à l’université d’Oxford[4].

Charles S. Elton est l’un des biologistes anglais les plus respectés à l’époque. Il vient tout juste de publier un ouvrage fondamental, Animal Ecology, lequel aconnu plusieurs éditions. On considère aujourd’hui ce biologiste comme l’un des pionniers de l’écologie animale. Comme il s’intéresse depuis un certain temps aux fluctuations de la population des mammifères dans le Nord canadien, le projet du naturaliste Copley Amorey ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Il y voit une occasion d’établir des liens avec d’autres scientifiques canadiens et américains avec qui il communique seulement par correspondance.

Les scientifiques à Matamec

Regrouper une trentaine de scientifiques sur la Côte-Nord représente un défi logistique important. C’est à partir de Washington (DC) que Copley Amory organise la rencontre; le bureau principal de la conférence se trouvant sur Q Street. Il prévoit réaliser l’événement en deux étapes. La première à Québec plutôt brève. La seconde à Matamek Factory pour une durée d’une semaine. Certains doutent de la réussite d’un tel projet, mais le tout fonctionne plutôt bien grâce entre autres à la collaboration des gouvernements du Québec et du Canada.

Le gouvernement du Québec représenté par le ministre Hector Laferté accueille donc les participants de la conférence, à Québec, le 22 juillet 1931. Après une visite des attraits de la ville, les scientifiques sont conviés à un repas du midi à la maison Kent, laquelle surplombe les chutes Montmorency[5].  L’occasion sera parfaite pour vanter l’initiative de Copley Amory devant les journalistes du New York Times et des grands quotidiens montréalais et québécois. L’événement fait la une le lendemain dans le journal Le Soleil.

Sur les 28 conférenciers inscrits à la conférence, 22 se retrouvent à Matamek Factory pour échanger leurs points de vue sur certaines hypothèses et problématiques relatives aux cycles biologiques[6]. Les scientifiques proviennent de diverses disciplines. On y rencontre des biologistes, des entomologistes, des forestiers, un météorologue et même un romancier américain. Les conférenciers s’intéressent à la faune terrestre, à l’avifaune, à la faune marine et au couvert forestier. Copley Amory intègre également des familles innues à la conférence puisqu’il accorde une importance à leurs connaissances du territoire et de la faune. Les discussions et les présentations se déroulent autour d’une grande table en pin de huit pieds de longueur construite spécialement pour l’événement par Amory.  

Parmi les personnes présentes, plusieurs deviendront des figures importantes dans les secteurs de la zoologie, de la biologie et de l’ornithologie. Certains auront des carrières au parcours controversé. On remarquera l’absence du biologiste de l’université de Montréal George Préfontaine qui aurait pu se joindre à l’événement. Le fait qu’il est en train de constituer la Station biologique du Saint-Laurent à Trois-Pistoles explique sans doute son absence.

Les participants à la conférence de Matamec

Source: Wikipedia

Rudolph Martin Anderson (1876-1961), zoologue, chef de la section biologie au Musée national Canadien et explorateur de l’Arctique canadien.

Harold Elmer Anthony (1890-1970), zoologiste et paléontologue, Musée américain d’histoire naturelle, New-York.

David Lawrence Belding, professeur de pathologie et bactériologie, école de Médecine de l’Université de Boston.

William Reid Blair (1875-1949), professeur de pathologie comparative, Université de New York et directeur du zoo Bronx de New York et conservationniste.

Source: Wikipedia

Thorntorn Waldo Burgess (1874-1965), conservationniste, écrivain, littérature pour enfants et naturaliste.

Donald Ron Cameron, Directeur associé du Service forestier, gouvernement du Canada.

Source: Wikipedia

Charles Camsell (1876-1958), ministre des Mines, gouvernement du Canada et président de la Société royale du Canada et géologue. Il contribue à la création de la Foundation for the study of cycles.

Aurel Macedon Comsia, de Montréal, étudiant gradué de l’école forestière Shemnitz en Hongrie.

Ralph Emerson Demury, aide-directeur, observatoire du Dominion, Ottawa. Connue pour sa théorie controversée sur les liens entre les taches solaires, la température et les fluctuations des récoltes en grain.

John Richardson Dymond (1881-1956), professeur de zoologie et de biologie systématique, Université de Toronto. Associé au Royal Ontario Museum et conservationniste de la nature.

Hermann A. Eidmann, professeur de zoologie, spécialiste d’entomologie, Allemagne. Comme plusieurs professeurs, il a signé son allégeance à Adolf Hitler en 1933. Son manuel d’entomologie a été au programme durant 30 ans en Allemagne.

Source: Wikipedia

Charles Sutherland Elton (1900-1991), biologiste et écologue, directeur du Bureau of animal Ecology, Université Oxford. Il est considéré comme l’un des pionniers de l’écologie en Angleterre.

Robert Glading Green (1895-1947), professeur de bactériologie et d’immunologie, Minnesota University.

Alfred Otto Gross (1883-1970), professeur de biologie et ornithologue, College Bowdoin, Brunswick, (Minnesota), participe à deux expéditions dans l’Arctique canadien avec David MacMillan.

Source: Wikipedia

Ellsworth Huntington (1876-1947), géographe américain, très connu pour ses études sur le climat et ses effets sur les civilisations. Adopte les approches controversées du déterminisme environnemental et soutient les théories eugénistes à titre de président de l’American Eugenics society de 1934 à 1938. Aujourd’hui cette approche est fort contestée et considérée comme raciste.

Source: https://www.huntsmanaward.org/AGHuntsman.htm

Archibald Gowanlock Huntsman (1883-1973), professeur de biologie marine et océanographe Université de Toronto. Considéré comme l’un des pionniers de la biologie des pêcheries au Canada.

Aldo Leopold avec carquois et arc assis sur le rimrock au-dessus du Rio Gavilan dans le nord du Mexique lors d'un voyage de chasse à l'arc en 1938. Source: WikiCommons

Aldo Leopold (1887-1948), forestier, écologue, écologiste et écrivain, considéré comme l’un des pionniers de la gestion et de la protection de la nature aux États-Unis. Auteur d’un classique: L’Almanach d’un comté des sables.

Harry MacDonald Kyle (1872-1951), Spécialiste en biologie marine, Glasgow, Écosse. Linguiste et traducteur, spécialiste de l’ichtyologie. Collaborateur au Musée d’histoire naturelle de Hambourg.

Source: http://www.harrisonlewiscentre.org/about-us

Harrison Flint Lewis (1893-1974), ornithologue, chef de la section des oiseaux migrateurs pour l’Ontario et le Québec, service canadien des parcs à Ottawa de 1920 à 1943 et chef du Service canadien de la faune de 1947 à 1952.

Hans Mayer Wegelin (1897-1983), Il dirige en Allemagne l’Office national des forêts à Witzenhausen. Sa contribution est appréciable dans le secteur de la gestion de la forêt. Comme plusieurs autres scientifiques allemands, il a prêté allégeance au gouvernement d’Adolph Hitler en 1933.

Earle Bernard Phelps (1876-1953), chimiste, bactériologiste, professeur, collège des médecins et chirurgiens, Université de Columbia. Il apporte une contribution majeure aux États-Unis dans le secteur de la désinfection des eaux et du contrôle des mollusques.

William Rowan (1891-1957), professeur de zoologie et éthologue, Université d’Alberta. Ses travaux ont porté sur l’influence de la lumière sur la migration des oiseaux. Son illustration de la grue blanche sera utilisée par le service canadien des postes pour l’émission d’un timbre de cinq sous.

Source: Wikipedia

Charles Haskins Townsend (1859-1944), zoologiste, directeur de l’aquarium de New York de 1902 à 1937.

Les grandes conclusions de la conférence

Que doit-on retenir de cette conférence sur les cycles biologiques ? Celle-ci devait essentiellement porter sur le cycle de 11 ans des taches solaires et de son influence sur les populations animales. Étonnamment, les scientifiques se sont surtout intéressés à des cycles plus courts de quatre, neuf et dix ans. Remarquons que les variations de populations des petits mammifères sont reconnues depuis longtemps[7]. Elles sont en lien avec la présence ou non de prédateurs et influencées par d’autres facteurs environnementaux. Lors de la conférence de Matamec, la plupart des participants exposent les résultats de leurs recherches sur certains cycles biologiques. Mentionnons les découvertes des biologistes Phelps et Belding sur le cycle de la population du saumon dans la rivière Restigouche au Nouveau-Brunswick.

Tous s’entendent pour dire que les causes des cycles sont de nature biologique (reproduction maladie), astronomique (taches solaires) et météorologique. Mais ce sont les causes biologiques qui attirent le plus l’attention. En se basant sur le nombre de peaux arrivant dans les postes de la compagnie d’Hudson, Charles S. Elton montre qu’il existe un lien important entre les populations de petits mammifères et celle des prédateurs. L’accès à la nourriture pour la faune marine est également discuté de même que l’influence des pêcheries sur la population de certains poissons. Certains chercheurs mettent l’accent sur les variations de la reproduction des espèces. D’autres sur les épizooties et la présence des parasites. Enfin, les chercheurs n’hésitent pas à affirmer que les variations climatiques ont une influence majeure sur les populations animales.

La conférence de Matamec se conclut par une discussion sur la conservation des ressources naturelles. L’ornithologue Harrison Flint Lewis démontre l’importance de créer des refuges d’oiseaux. Pour sa part, le chef de la section biologie au Musée national Canadien Rudolph. M. Anderson du Musée affirme qu’il est important de constituer des collections d’histoire naturelle à des fins de recherche. Bref, tous s’entendent pour dire que la conservation des ressources est essentielle, mais dans une limite respectable. Le concept de conservation de la nature n’est pas nouveau à l’époque. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs ont sonné l’alarme pour réglementer les coupes forestières, la chasse et la pêche[8].

Au terme de la rencontre de Matamec, Charles Elton a reçu la tâche de relire les transcriptions des conférences, près de 300 000 mots, de couper le texte et de finaliser un rapport complet sur l’événement. Le tout, accompagné d’un résumé de l’événement rédigé par Ellsworth Huntington[9].  Édité par la Matamek Factory, le document fait 200 pages et son tirage est limité. On le retrouve dans certaines bibliothèques et sur Internet[10]. La lecture de ce document permet de cerner tout un pan de la culture scientifique des années 1930.

William Rowan et Charles Elton à la conférence de Matamec, Source:University of Wisconsin–Madison Archives.

La conférence d’Harrison Flint Lewis

Parmi les conférences présentées à Matamec, l’une d’elles mérite une attention particulière, celle de l’ornithologue Harrison Flint. Lewis sur l’avifaune de la Côte-Nord.  Celui-ci montre qu’il est difficile d’étudier les fluctuations de population des oiseaux, puisque les données sont manquantes à ce sujet. Il souligne par ailleurs l’initiative du gouvernement canadien avec l’appui du gouvernement du Québec d’avoir constitué en 1925 dix sanctuaires d’oiseaux en milieu insulaire le long de la Côte-Nord. Ces sanctuaires, dit-il, ont permis de repérer et de comprendre les zones de nidification de plusieurs espèces d’oiseaux de mer et de rivage tels que le Pluvier semi-palmé, l’Eider à duvet et le petit Pingouin. Harrison s’intéresse notamment à la colonie de cormorans de l’île du Lac près du cap Whittle.

Durant la discussion, il montre que plusieurs oiseaux tels que le guillemot de Troil ont fait l’objet d’un pillage pour leurs œufs durant tout le XIXe siècle. Relatant l’histoire de ce pillage, il ajoute que la fréquence de cet oiseau a diminué depuis la visite, dans la région, du naturaliste John-James Audubon en 1833. A l’époque Audubon constata avec effroi le pillage des œufs d’oiseaux et prit conscience, pour l’une des rares fois de sa carrière, de l’importance de préserver les oiseaux de mer et de rivage[11].

Ajoutons que Harrison Flint Lewis est considéré commel’undes pionniers de l’ornithologie scientifique au Québec et dans les provinces maritimes. Il a donné son nom au Harrison Lewis Coastal Discovery Centre, situé à East Port L’Hébert en Nouvelle-Écosse.

Aldo Leopold et d’autres conférenciers à Matamec, University of Wisconsin–Madison. Archives : Series 3/1, Box 83, Folder 5 (1931)

Le récit de voyage de Thorntorn Waldo Burgess

Les témoignages ou récits de voyage relatifs à la conférence de Matamec semblent peu nombreux. L’un des rares nous parvient du conservationniste et romancier pour enfants Thorntorn Waldo Burgess. C’est avec humour qu’il raconte son passage à Matamec. Dans son autobiographie, il décrit une partie de son expédition ornithologique à Harrington Harbour et à l’île Sainte-Marie en compagnie du docteur Gross, puis son passage à Matamec qui, dit-il plus bas, l’a plutôt embarrassé.

I did not belong in that galaxy of mental giants. Most assuredly I did not belong. But I was there. I was there on sufferance, feeling small, insignificant, wholly out of place and character[12].

Chaleureusement accueilli par Copley Amory et les conférenciers, c’est avec un mélange de crainte et de plaisir qu’il accepte à la fin de l’événement de conter une histoire pour s’endormir à tous ces scientifiques. Ajoutons qu’aux États-Unis, Burgess est considéré comme une figure de proue en littérature pour enfants. On peut lire son récit de voyage dans l’autobiographie qu’il a publié en 1960  [13]. A titre de conservationniste il a donné son nom à la Thortorn Burgess Society basée à Sandwich au Massachusetts et dont la mission est de promouvoir la protection de la nature.

Les retombées

Il est difficile d’évaluer les retombées de la conférence Matamek. Il est certain que cette conférence a permis de faire connaître la biodiversité de ce secteur de la Côte-Nord. Les scientifiques ont tous apprécié cette occasion d’échanger sur les résultats de leurs recherches dans un cadre naturel exceptionnel. Le conservationniste Aldo Leopold affirme que cette rencontre fut mémorable[14].  Le biologiste Charles Elton la considère comme exceptionnelle et selon, lui Copley Amory est un visionnaire[15]. C’est cette conférence qui lui a permis de justifier et de fonder à Oxford en 1932 son centre de recherche, le Bureau of Animal population[16]. Dans les années suivantes, ce bureau s’orientera entre autres sur l’étude de la population de la faune dans certains territoires canadiens comme celui du Labrador.

La conférence de Matamec a inspiré les scientifiques à poursuivre leurs travaux de diverses façons. L’économiste Edward R. Dewey a contribué à créer une fondation pour l’étude des cycles à partir du comité permanent de la conférence de Matamek. La Foundation for the study of cycles fut alors constituée en 1941 et elle a élargi ses champs de recherche en y incluant le secteur de l’économie. Établie à Floyd en Virginie, cette fondation existe toujours[17].

Pour sa part, Copley Amory va poursuivre pour quelque temps ses recherches. En juin 1933, il soumet un rapport au ministre Laferté pour créer un organisme international sur l’étude des pêcheries, mais sans succès apparent. La même année, éprouvant des difficultés financières, il décide de cesser ses activités de recherche et de pêche à Matamec. Prêt à céder toutes ses installations, il les offre alors à l’Université de Montréal et à l’Université Laval. Mais ces institutions déclinent l’offre. Amory délaisse donc sa propriété qui est alors acquise par Stella Bernatchez. Son mari Wilfrid Galienne et son fils Donald y exploiteront un club de pêche jusqu’en 1966[18]. Copley Amory est décédé à Cambridge dans le Massachusetts le 10 avril 1960. Avant sa mort, il aurait cédé une partie de ses collections d’histoire naturelle au Musée national d’histoire naturelle (États-Unis).

Conclusion

Si la conférence de Matamec a suscité beaucoup d’intérêt au début des années 1930, elle n’a pas eu de grandes répercussions dans la communauté scientifique. Elle a permis de créer des liens entre les scientifiques, mais surtout de faire connaître la biodiversité de ce secteur de la Côte-Nord. Ce n’est pas un hasard si le volet recherche s’est perpétué dans les années suivantes avec la présence du Woods Hole Oceanographic Institute entre 1966 et 1985. Par ailleurs la constitution, en 1995, d’une réserve écologique dans la partie sud du bassin versant de la rivière Matamec marque la reconnaissance de ce territoire riche en biodiversité. La Corporation Amory-Galienne a d’ailleurs été formée pour promouvoir la préservation de ce territoire.

Cet article a été publié pour la première fois dans la Revue d’histoire de la Côte-Nord, no 71-72 (juin 2021).

Copyright Yves Hébert.


[1]  André Delisle, Matamek, toward an uncertain future, Oceanus, the international magazine of marine science and policy. (Woods Hole Oceanographic Institute), vol. 30, no 3 (1987), p. 78-83.

[2] Smithsonian Institution, United States National Museum, Report on the progress and condition of the United States National Museum, for the year ended June 30, 1928, Washington, 1928, p. 14, 55.

[3] Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoire des sciences au Québec, Montréal, Boréal, 1987, p. 322.

[4] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists. A History of the Bureau of Animal Population, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 11 (En ligne sur Google-Books).

[5] Le Soleil, 23 juillet 1931

[6] Ellsworth Huntington, Matamek Conference on biological cycles, full proceedings, Matamek Factory, Canadian Labrador, 1932. En ligne: books.google.ca

[7] https://recherchespolaires.inist.fr/?Coup-de-soleil-sur-la-faune

[8] Yves Hébert, Histoire de l’écologie au Québec, Québec, Les Éditions GID, 2006, p.364-412.

[9] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists… p. 12.

[10]https://books.google.ca/books?id=Q2MQAQAAMAAJ&pg=PP31&dq=copley+amory+matamek&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjj5L-ep5ntAhWkuVkKHUtCD7oQ6AEwBHoECAIQAg#v=onepage&q=copley%20amory%20matamek&f=false

[11] Yves Hébert, « John James Audubon au Québec », Nature Sauvage, (été 2017), p. 20.

[12] Thorntorn Waldo Burgess, Now I Remember: Autobiography of an Amateur Naturalist, Little, Brown and Company, 1960, 187 pages. Version en ligne: https://www.fadedpage.com/showbook.php?pid=20191121

[13] http://www.thorntonburgess.org/About-Us

[14] Curt Meine, Aldo Leopold, His life and work, University of Wisconsin Press, 1988, p. 283.

[15] Geoffrey J. Martin, American Geography and geographies, toward geographical science, Oxford,Oxford University Press 2015, p. 797.

[16] Peter Crowcroft, Elton’s Ecologists… p. 11.

[17] Voir : https://cycles.org/

[18] http://www.matamec.org/wp-content/uploads/2011/02/Panneau-Historique-CAGM-Web.pdf

Aux origines de la lithothérapie. Médecine, littérature et croyances. Une approche bibliographique.

Une page de l’encyclopédie Fontaine de toutes sciences du philosophe Sidrac, après 1268, Bibliothèque municipale de Lyon

Note: Vous devez mentionner la source si vous citez une partie du texte dans les médias ou ailleurs. (Copyright: Yves Hébert).

La lithothérapie connaît un succès populaire depuis plusieurs décennies. Cette approche thérapeutique a fait l’objet d’une pléiade de publications en plusieurs langues. Petits guides, carnets de notes et coffrets de pierres semi-précieuses constituent l’essentiel des produits offerts sur le marché. Le lithothérapeute propose d’utiliser les pierres pour harmoniser le système énergétique de la personne et prévenir les problèmes de santé. Selon les lithothérapeuthes contemporains, l’émeraude renforcele système immunitaire, le rubis protège le système respiratoire et l’opale réduit les rhumatismes. Ces exemples, parmi d’autres, se retrouvent dans la plupart des livres ou sites internet consacrés aux vertus des pierres gemmes.

Aujourd’hui, la lithothérapie est considérée comme une pseudo science. [1]. Il n’existe pas de base scientifique à cette pratique. Toutefois l’effet placebo induit par l’utilisation des pierres gemmes fait l’objet de recherches dans certains pays. En Chine, en Inde et au Pakistan, la croyance aux vertus des pierres est bien ancrée dans la culture[2]. Qu’est-ce que la lithothérapie ? Et quelles sont ses origines ?

Un champ de recherche pour les historiens

Les croyances aux effets bénéfiques des pierres peuvent être examinées dans une perspective historique puisqu’elles révèlent les connaissances médicales et l’imaginaire de diverses cultures à différentes époques. Étudiés dans leur contexte, ces savoirs et savoir-faire se retrouvent dans des traités d’histoire naturelle anciens et dans les traités sur les vertus des pierres que l’on appelle lapidaires. Ces lapidaires provenant de l’Antiquité et du Moyen Âge sont particuliers puisque l’on y retrouve un mélange de données médicales, de poésie, de littérature, de symbolisme et de prescriptions. Les plus anciennes traces de ses écrits nous viennent de la Mésopotamie sous forme de liste de pierres possédant des propriétés magiques. On peut donc constater que les croyances à la magie naturelle sont fort anciennes.

L’histoire des pierres gemmes dans leur rapport à la médecine et à leurs représentations symbolique, religieuse ou ésotérique occupe une poignée de chercheurs aujourd’hui. Les travaux de l’historien Fabrizio Ferrari à l’université de Chester en Angleterre et ceux de Valérie Gontero-Lauze chercheuse en littérature médiévale à l’Université d’Aix-Marseille contribuent à faire connaître la richesse des lapidaires et le contexte de leur création. D’autres historiens(ennes), telle la regrettée Michele Casanova, se sont intéressés à certaines pierres comme l’émeraude et aux bijoux et talismans que l’on trouve dans diverses cultures[3]. Historienne et professeure à l’Université d’État de New York à Stone Ridge, Nichola Harris s’est spécialisée dans l’étude des lapidaires médicaux. Elle prépare actuellement un ouvrage important sur les lapidaires médicaux de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. D’autres chercheurs tels que Fabio Spadini de l’Université de Fribourg s’intéressent aux vertus des pierres en intailles sur lesquelles y sont gravés des symboles astrologiques. Enfin, l’histoire de la gemmologie constitue un domaine à part puisque les historiens et les scientifiques s’intéressent à l’évolution des techniques conduisant à l’identification des pierres gemmes. Leurs travaux sont notamment publiés dans la revue Gems and Gemmology de la Gemmological American Institute,

Les pierres précieuses et leurs vertus, les premières études et compilations

L’intérêt populaire pour les vertus des pierres précieuses n’est pas étranger aux travaux de certains historiens et antiquaires de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle. Cette curiosité est en partie liée aux découvertes et à la naissance de l’archéologie. Au 19e siècle, les historiens examinent des sceaux cylindriques provenant de la Mésopotamie et publient dans les revues savantes des articles sur la glyptique. (ANDRÉ-SALVINI, 1995). Ils s’intéressent notamment aux intailles magiques réalisées à partir de pierres semi-précieuses aux IIe et IIIe siècle après Jésus Christ. Ils découvrent les lapidaires scientifiques, religieux et magiques rédigés et copiés au Moyen Âge. Entre autres les Étymologies d’Isidore de Séville (vers 620) et le lapidaire de Marbode de Rennes réalisé au XIe siècle. Ces écrits constituent un genre particulier, il s’agit souvent d’un mélange de données scientifiques, de littérature et de traditions relatives à la médecine à la pharmacologie et parfois à l’occultisme. Il faut comprendre que dans le monde médiéval, la médecine est un amalgame de science classique, de magie paienne et de croyances chrétiennes.

Les lapidaires anciens seront souvent copiés par d’autres encyclopédistes, entre autres dans celui du philosophe Sidrac. C’est probalement le lapidaire de Marbode de Rennes qui a été le plus copié ou utilisé pour la constitution d’autres documents comme le Speculum Lapidum, un lapidaire astrologique publié à Venise en 1502 par le médecin et astrologue Camillo Leonardi . (LEOPARDI, 2013). La plupart des lapidaires latins ou en français ont donc traversé le temps et conservé leur tradition paienne. (ZANOLA, 2002) Mais ce ne fut pas le cas pour certaines branches de l’histoire de l’histoire naturelle comme la biologie. Sous l’influence de la Bible et probablement de l »Église catholique certains textes anciens médiévaux ont été modifié.

L’une des pages du lapidaire de Marbode de Rennes

À la fin du XIXe siècle, les érudits et les minéralogistes commencent à utiliser le mot lithothérapie pour désigner les pratiques médicales, pharmacologiques et magiques liées aux vertus des pierres précieuses. Le mot lithothérapie vient des mots grecs lithos (λίθος [litʰos]) signifiant pierres et therapeia (θεραπεύω [tʰɛrapɛuʷɔ]) signifiant prendre soin. L’un des premiers à utiliser ce mot est le médecin allemand Hermann Fuhner. Celui-ci publie en 1902, l’une des premières synthèses sur les pierres et leur rapport avec la médecine, la magie et le symbolisme[4]. Dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Fuhner s’intéresse à l’histoire des lapidaires anciens et médiévaux en utilisant la notion de edelsteintherapie. À l’époque, son livre devient une référence pour les études en histoire de la médecine. En 1902, l’archéologue, écrivain et collectionneur Fernand de Mély publie une synthèse en trois tomes sur les lapidaires de l’Antiquité et du Moyen Âge. Un travail colossal et très documenté. Le premier tome est consacré aux lapidaires chinois et les deux autres aux lapidaires grecs[5]. Y sont rassemblés une foule d’informations sur les usages des pierres et des notions entourant la médecine et la pharmacologie.

Plusieurs historiens et minéralogistes se sont également intéressés au symbolisme et aux croyances que l’on trouve dans les lapidaires médiévaux. Certains chercheurs empruntent une approche sémiologique pour saisir le sens des mots dans les lapidaires médiévaux. Leurs synthèses attirent l’attention des passionnés de gemmologie et de minéralogie. On peut penser à l’historien Carlo Giordanoqui qui publie en 1912 un livre succinct, mais bien documenté sur les vertus des pierres précieuses au Moyen Âge[6]. Le minéralogiste américain George Frederick Kunz (1856-1932) quant à lui lance en 1913 The Curious Lore of Precious Stones: Being a Description of Their Sentiments and Folk Lore[7]. Ayant fait l’objet de plusieurs éditions, ce livre rassemble des croyances issues de différentes cultures sur les vertus des pierres précieuses. L’ouvrage permet de connaître les usages des pierres pour la divination, la protection, la magie.

Certains auteurs passionnés d’occultisme, de magie et de symbologie se sont également intéressés aux vertus des pierres précieuses. En 1905, le professeur de chimie et passionné d’occultisme Emmanuel-Napoléon Santini De Riols (1847-1908) publie Les pierres magiques, histoire complète des pierres précieuses, leurs origines, leurs vertus et leurs facultés, leur puissance occulte[8]. En 1922, l’occultiste juif Isidore Kozminsky (1870-1944) et membre à Londres de l’Ordre hermétique de l’Aube Dorée (The Golden Down) publie une œuvre en deux tomes sur les vertus des pierres précieuses et la lithomancie : The Magic and Science of Jewels and Stones[9].  Mélange de science et de philosophies anciennes et occultes, cet ouvrage se veut une compilation de croyances sur les vertus des pierres précieuses.

C’est probablement à partir des ouvrages de Kunz, Kozminsky et de Fuhner que s’est constitué une lithothérapie populaire en Occident. C’est en Allemagne au début des années 1970 que l’on voit apparaitre les premiers livres grand public sur la lithothérapie En 1992, le chercheur espagnol Raynald Georges Boschiero publie un ouvrage majeur sur les vertus des pierres précieuses. Résultat de ses recherches personnelles, ce livre est actuellement la bible des lithothérapeutes. Avec les années, certains lithothérapeutes intégreront des savoirs tirés de la médecine ayurvédique, du yoga et de la médecine traditionnelle chinoise pour légitimer leur pratique.

Conclusion

L’étude des documents anciens et des lapidaires permet de découvrir la richesse symbolique des cultures antiques et médiévales. Replacés dans leur contexte historique, ces documents révèlent comment on percevait la science par le filtre de la religion et de certaines pratiques occultes telles que la magie et la lithomancie. Ces écrits ont piqué la curiosité de nombreux historiens, archéologues et passionnés de minéralogie. Les oeuvres de ces chercheurs ont ainsi inspiré plusieurs amants de lithothérapie. Vu dans une perspective historique, la lithothérapie est un syncrétisme de croyances anciennes issues d’écrits médicaux et pharmaceutiques. Ses fondements scientifiques ou pharmacologiques font partie de ses croyances.

Le côté sombre de la lithothérapie

Aujourd’hui la lithothérapie est associé au commerce et à la consommation. La vente et l’achat de pierres semi-précieuses et de cristaux de quarts constitue un marché lucratif depuis plus d’une quarantaine d’années.

Le marché des cristaux est basé entre autres sur une industrie se situant au Myanmar et au Madagascar. Des enfants de cinq à 15 ans travaillent dans les mines, et ce pour une bouchée de pain. N’ayant aucune protection, leurs conditions de travail sont déplorables. Ils extraient notamment du quartz rose destiné au marché international. Le minéral est ensuite tailllé sous différentes formes et exporté vers l’Europe, l’Angleterre, le Canada et les États-Unis. Ces cristaux qui ne coûtent presque rien sont revendus à prix d’or et nourrissent les croyances des adeptes de la lithothérapie. Ces croyances récupérées par certains groupes peuvent entraîner des dérives sectaires.

Références complémentaires

Ressources internet.

https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=369a180a-1590-4b71-9d5c-694727c89438

https://sante.lefigaro.fr/article/la-lithotherapie-ou-la-grande-arnaque-des-pierres-guerisseuses/

https://www.theguardian.com/global/2019/jun/16/are-crystals-the-new-blood-diamonds-the-truth-about-muky-business-of-healing-stones

Études

ANDRÉ-SALVINI, Béatrice, (1995), »Les pierres précieuses dans les sources écrites », dans Les pierres précieuses de l’Orient ancien, des Sumériens aux Sassanides, Paris, Réunion des musées nationaux, Les Dossiers du Musée du Louvre, p.71-88.

LEOPARDI, Liliana, (2013),  » Speculum Lapidum; Some Reflections on Sixteenth-Century Intaglios and Astral magic », Abraxas, International Journal of Esoteric Studies, no 1, Summer 2013), p.53-64.

SPADINI, Fabio,  »Pierres gravées et mélothésie », Erudition Antiqua, (2019) : 73-98.

ZANOLA, Maria Teresa, (2002),  »Le langage des pierres précieuses et l’expression des sentiments », Le moyen français, Vol. 50,  Erotica Vetera, Hommage à Rose M. Bidler.

© Copyright Yves Hébert, 2023.


[1] https://www.passeportsante.net/fr/Therapies/Guide/Fiche.aspx?doc=lithotherapie_th https://www.washingtonpost.com/lifestyle/wellness/crystal-healing-covid-power-quartz/2021/03/30/6caee68a-8d9e-11eb-a6bd-0eb91c03305a_story.html

[2] ISHAQUE, Sidra, TAIMUR, Saleem, QIDWAI, Waris, « Knowledge, attitudes and practices regarding gemstone therapeutics in a selected adult population in Pakistan», BMC Complement Altern Med. 2009; 9: 32. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2739841/; LOEB ADLER, Leonore, Spirit Versus Scalpel: Traditional Healing and Modern Psychotherapy, Wesport (Connecticut), Bergin and Carvey, 1995, p.84-85.

[3] CASANOVA, Michele, « Le lapis-lazuli, la pierre précieuse de l’Orient ancien », Dialogues d’histoire ancienne  Année (2001)  27-2  pp. 149-170.; CASANOVA, Michele, Le lapis-lazuli dans l’Orient ancien, Comité des travaux historiques et scientifiques – CTHS, 2013, 284 pages.

[4] FUHNER, Hermann. Lithotherapie : historische Studien über die medizinische Verwendung der Edelsteine., Strasbourgh, C. & J. Goeller, 1902.

[5] Les Lapidaires de l’Antiquité et du Moyen Âge, Paris, Ernest Leroux t. I, Les Lapidaires chinois [archive] ; t. II, Les Lapidaires grecs, texte, premier fascicule [archive] ; t. II, Les lapidaires grecs, texte, deuxième fascicule [archive] ; t. III, Les Lapidaires grecs, traduction, premier fascicule

[6] GIORDANO, Carlo, Trattato delle virtù delle pietre preziose, scrittura inedite del secolo decimoquinto, Città di Castello : Società Tip. « Leonardo da Vinci », 1912.

[7] KUNZ, George-Frederick, The Curious Lore of Precious Stones: Being a Description of Their Sentiments and Folk Lore, Philadelphia and London, Lippincott Company, 1912,

[8] SANTINI DE RIOLS, Emmanuel Napoléon, Les pierres magiques, histoire complète des pierres précieuses, leurs origines, leurs vertus et leurs facultés, leur puissance occulte, Paris, Librairie générale des sciences occultes, Bibliothèque Charconac, 11, Quai Saint-Michel, 11, 1905, 173 pages.

[9] KOZMINSKY, Isidore, The Magic and Science of Jewels and Stones, New York and London, G. P. PUTNAM’S SONS, 1922.

Les Usines de chars et de machineries limitées de Montmagny, une histoire mouvementée.

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À la fin du XIXe siècle, la ville de Montmagny connaît une croissance remarquable à la faveur de l’industrie forestière et manufacturière. En s’établissant le long du chemin de fer, plusieurs entreprises donnent un nouveau visage à cette petite ville qui jusque-là comptait sur l’agriculture et les moulins à scie pour son économie. L’arrivée en 1912, des Usines de chars et de machineries Limitée de Montmagny y sont pour quelque chose.

Les origines

On doit à Charles-Abraham Paquet la création de cette importante industrie. Né à Québec le 28 mars 1868, il est le fils de Jean-Pierre-Célestin Paquet, marchand, et de Marie-Louise Noël. Le 5 juillet 1892, à Québec, il épouse Mathilda Cloutier qui lui donne 10 enfants[1].

Entre 1892 et 1893, Paquet travaille pour la quincaillerie Chinic Hardware Co à Québec[2]. Il exerce différents métiers et en 1902, il décide de fonder sa propre entreprise. Fabriquant des rouleaux à macadam, des concasseurs de pierres et des trémies de chargement, il obtient en 1911 un important contrat en lien avec la construction des routes du Québec.

L’industriel souhaite implanter son entreprise à l’extérieur de la ville de Québec et voit une opportunité sur le territoire de la ville de Montmagny. Il s’adresse alors à la Chambre de commerce de Montmagny nouvellement créée et celle-ci fait alors des recommandations à la ville de Montmagny pour accueillir très chaleureusement cette industrie. La ville y voit certainement une opportunité pour favoriser l’économie locale et accepte alors de verser un bonus de 25 000$ à Charles-Abraham Paquet pour l’établissement de son industrie[3]. Peu de temps après, il deviendra membre de la Chambre de commerce et occupera pour un certain temps la présidence.

Paquet demande alors à Arthur-Napoléon Normand de la Compagnie manufacturière de Montmagny de fabriquer 80 machines. La Banque Nationale lui permet un prêt de 65 000 $[4]. Cette industrie est spécialisée dans la production d’engins à vapeur, de bouilloires et de moulins à battre.  Mais elle connaîtra des difficultés financières. L’alternative qui s’offre est une fusion avec la compagnie de C.A. Paquet.

Les Usines de chars et de machineries Limitée de Montmagny.

Avec Arthur-Napoléon Normand et quatre autres hommes d’affaires magnymontois, Paquet absorbe la Compagnie manufacturière de Montmagny et fonde en octobre 1913 Les Usines de chars et de machinerie Limitée de Montmagny. Cette industrie comprend une machine-usine, une forge, un plan électrique avec une turbine à vapeur et un bâtiment pour l’administration.

Avec d’importantes infrastructures, elle procure du travail à 140 hommes annuellement[5]. Le capital autorisé par la Banque Nationale passe en peu de temps de 500 000 $ à un million de dollars.  Paquet a donc le vent dans les voiles. Il en profite pour fonder en 1916 la Société de Construction de Montmagny pour implanter un quartier résidentiel à proximité. Bref  l’homme d’affaires voit grand et il a des ambitions au plan social, politique et économique.

Le 7 mai 1916, c’est la catastrophe, une partie de son usine est incendiée. On a même recours aux pompiers de Québec et de Lévis pour éteindre le brasier. Seule la fonderie d’acier est épargnée. Paquet ne se laisse pas abattre et il décide de poursuivre ses activités en acceptant des contrats avec l’Imperial Munitions Board. Toutefois, il ne réussit pas à les mettre à terme étant donné l’ampleur de la tâche. Malgré le retard, il fait ériger des bâtiments gigantesques et à fabriquer 25 000 $ obus à partir de l’hiver 1917.

La Machine agricole nationale limitée

Après la guerre, Charles A. Paquet oriente son industrie vers la fabrication de machineries agricoles. L’entreprise prend le nom de La Machine agricole nationale limitée.  Afin d’accroître et de diversifier la production de cette nouvelle entreprise, il obtient des emprunts considérables auprès de la Banque Nationale. Avec celle-ci, il réussit en 1918 à créer des actions de débentures pour un montant d’un million de dollars[6].

La reconstruction et la mise en activité de l’industrie requièrent encore une fois une infrastructure importante.  En 1921, elle comprend neuf bâtiments et des terrains couvrant près de 48 acres. Disposant de voies ferrées rattachées au chemin de fer, elle possède des wagons plateformes, une locomotive et une grue mouvante sur rails.

Les bâtiments de la Machine agricole en 1921

La fonderie (454 pieds de longueur sur 116 pieds de largeur).

Les laminoirs (450 pieds X 125 pieds )

Les forges (630 pieds X 105 pieds)

Les ateliers mécaniques (450 pieds x 78 pieds)

La chaudronnerie (chaudière-usine) (136 pieds X 50 pieds)

Le pouvoir électrique et le département d’expérimentation (250 pieds X 50 pieds)

Les magasins généraux (106 pieds X 57 pieds)

L’Entrepôt général (200 pieds X 75 pieds)

L’administration et les bureaux (150 pieds X 75 pieds)

En ce qui a trait à l’électricité, la demande est importante. Le 26 décembre 1919, la Corporation d’Énergie de Montmagny s’engage à fournir une quantité minimum de quinze cents chevaux-vapeur de 746 watts sous forme de courant alternatif provenant du barrage de Saint-Raphaël[7]. En plus de ces bâtiments, la compagnie possède également un hôtel et Paquet fait construire 32 petites maisons qu’il loue ou vend à ses employés.

Le personnel

Afin d’assurer le succès de l’entreprise, Paquet recrute des ingénieurs, des chimistes, des experts en fonderie et des électriciens dans tout le Canada. Pour la rédaction publicitaire, il engage le journaliste Jean-Charles Harvey qui est à son emploi jusqu’à la fermeture de La Machine agricole en 1922.

Pour faire l’histoire ouvrière de cette industrie, il faut surtout plonger dans les circulaires qui leur sont envoyées chaque semaine par Charles A. Paquet[8]. En 1913, les Usines occupent une quarantaine d’employés. Quatre ans plus tard, elle emploie 1050 hommes; surtout des Canadiens français, mais on compte également une main-d’œuvre anglophone et d’origine italienne.

Même si le travail est exigeant pour les employés, Paquet veut créer un sentiment d’appartenance. Les circulaires qu’il leur fait parvenir montrent bien qu’il a à cœur le sort des travailleurs mais aussi l’avenir de l’économie locale. À ceux qui boudent certaines tâches comme la réception du charbon et l’excavation, il souhaite leur faire comprendre que leurs efforts profitent à toute la population de la ville de Montmagny.

Paquet a une vision d’entreprise qui se préoccupe de la condition ouvrière et de certaines questions sociales. Lors de la visite pastorale de Mgr Paul Eugène Roy, le 6 juin 1917, il organise à l’église de Saint-Thomas une importante démonstration ouvrière, regroupant les travailleurs de la Fonderie Bélanger, des scieries Price et de la sa manufacture.

Carte postale représentant la Machine agricole, Collection BANQ.

Une production diversifiée

Avec une production diversifiée et un marché relativement important la manufacture étend son marché dans presque toutes les régions du Québec. Comme toute entreprise manufacturière, elle publie un catalogue de ses produits qui tient compte des saisons. Celui du printemps 1921 se concentre sur les charrues, les charrues à siège et les herses.

Le catalogue général de l’industrie est toutefois plus substantiel et révèle une grande variété de produits. Le nom Machine agricole nationale de Montmagny se retrouve sur chacun des items. Avec l’ouverture de nouveaux ateliers, Paquet diversifie l’offre avec des machines à battre, les poêles en fonte et les écrémeuses[9].

Ce qui surprend, c’est qu’elle propose des phonographes à manivelles. La compagnie veut en fabriquer une quinzaine de modèles et offre à l’achat quelques disques en vinyle. On peut supposer qu’elle a acquis les composantes mécaniques ailleurs au Canada et aux États-Unis pour le montage de ses phonographes. Mais rien ne prouve actuellement qu’elle les ait produits ou vendus.

Produits offerts dans le catalogue no 7 de la Machine agricole

  • Pour la culture de la terre
  • Fenaison et moissons
  • Laiterie et maison
  • Exploitation forestière
  • Faire des bons chemins
  • Chaudronnerie
  • Forge
  • Wagons à essieux de fonte
  • Machine à battre
  • Écrémeuse
  • Poêles National (national Bijou)
  • Poêle en fonte
  • Fournaise
  • Phonographes

La fermeture de l’entreprise

En 1921, la Machine agricole affiche une surproduction qui la force à stopper ses activités. Elle doit alors écouler 700 charrues, 400 poêles, 300 moteurs à gazolines et bien d’autres objets. Elle est aussi prête à baisser les prix de ses produits pour faire face à la concurrence. Sa situation financière soulève des inquiétudes.

Au début des années 1920, Paquet reçoit des avances de 2,3 millions de dollars de la Banque Nationale et un autre million et demi au début de 1921. La dette est fort importante et le directeur de la Banque Nationale Napoléon Lavoie commence à s’inquiéter devant la menace d’une faillite. La fermeture de plusieurs comptes de la succursale de Montmagny pour être transféré à la Banque Royale fait craindre le pire.

Une faillite de la Machine agricole qui entraînerait celle de la Banque Nationale n’est pas souhaitable. Les rumeurs ont des échos jusqu’à l’Assemblée nationale. En 1922, désespéré, Paquet écrit au Premier ministre Lomer Gouin et lui demande des contrats pour ne pas sombrer dans la faillite[10]

Dans son livre sur l’histoire des banques canadiennes-françaises, l’historien Ronald Rudin raconte que la panique s’est installée à Montmagny. La perte de 12 000 $ en dépôt à la succursale de la Banque Nationale de Montmagny et de quatre millions en obligations de plusieurs Magnymontois représente une catastrophe.

La fermeture

À l’automne 1922, une déclaration de faillite de la Machine agricole est présentée à Montmagny. La fermeture la Machine agricole créée une onde de choc dans la population. Mais celle-ci se relève graduellement du marasme sous l’impulsion de nouveaux joueurs dans l’industrie locale. 

Les Magnymontois Lacasse Rousseau et Émile Collin font l’acquisition de certains bâtiments de la Machine agricole pour développer de nouveaux créneaux. À la même époque, la Chambre de commerce de Montmagny s’inquiète de la récupération du bonus de 25 000$ qui avait été offert par la ville à Charles A. Paquet en 1912. En 1931, les bâtiments de l’usine de guerre seront achetés à l’enchère par Max Binz pour constituer une soierie.

Charles-Abraham Paquet a contribué à façonner le quartier industriel de Montmagny. Il avait de grands projets et une vision sociale marquée par le nationalisme canadien-français. Son histoire a même inspiré le journaliste et écrivain Jean-Charles Harvey qui en 1922 publia sous les presses de l’Imprimerie de Montmagny le roman Marcel Faure[11]. Dans ce roman, Marcel Faure incarne un industriel qui souhaite créer une ville idéale prospère qu’il nomme Valmont.

Aujourd’hui le patrimoine matériel associé à cette industrie est plutôt rare. On retrouve encore aujourd’hui dans les marchés aux puces et chez certains antiquaires des objets ayant été fabriqué par la Machine agricole de Montmagny. Aujourd’hui, le centre d’archives de la Société d’histoire de Montmagny présente quelques objets provenant de cette industrie. Elle a mis en ligne un dossier de photographies représentant cette industrie.

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N.B. Cet article est une version légèrement remaniée d’un texte paru dans le Bulletin LeJavelier de la Société historique de la Côte-du-Sud (Vol. 35, no1, février 2019).

Copyright, © Yves Hébert


[1] Martine Côté, « PAQUET, CHARLES-ABRAHAM (baptisé Joseph-Charles-Abraham) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16, Université Laval/University of Toronto, 2003 –, consulté le 20 nov. 2018, http://www.biographi.ca/fr/bio/paquet_charles_abraham_16F.html.

[2]Archives de la Société d’histoire de Montmagny, Fonds Léopold Côté, Attestation d’emploi de la compagnie Chinic.

[3] Archives de la Société d’histoire de Montmagny, Fonds Chambre de commerce de Montmagny. Livre de procès-verbaux de 1912 à 1944.

[4] RUDIN, Ronald, Banking en français, les banques canadiennes-françaises de 1835 à 1925. Montréal, Boréal, 1985, p. 176.

[5] RUDIN, Ronald, Banking en français, p. 177.

[6] Archives de la Société d’histoire de Montmagny. Convention datée du 13 avril 1918, Fonds Léopold Côté.

[7] Archives de la Société d’histoire de Montmagny, Record in the superior court. Contrat entre la Machinerie agricole nationale limitée et la compagnie électrique de Montmagny, 26 décembre 1919.

[8] Ces circulaires se retrouvent dans le Fonds Charles-Abraham-Paquet au Centre d’histoire de Montmagny.

[9] Archives de la société d’histoire de Montmagny, Collection de catalogues de la Machine agricole

[10] RUDIN, Ronald, Banking en français, p. 195.

[11] Pour en savoir plus sur cette œuvre, voir le blogue Laurentiana de Jean-Louis Lessard : https://laurentiana.blogspot.com/2009/02/marcel-faure.html

Les arbres de Noël, une industrie florissante au Québec depuis presque 100 ans

Légende: L’empilement des arbres de Noël à Saint-Malachie, en 1943, Photo Rolland Cusson, BANQ.

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L’industrie des arbres de Noël possède une histoire fascinante. Elle est intimement liée à la commercialisation de la fête de Noël depuis la fin du XIXe siècle. Durant les années 1920, on récoltait ces arbres sur des boisés de ferme, des pâturages abandonnés ou des terrains en broussaille. Mais en raison de la demande croissante provenant surtout des États-Unis, des terrains furent rapidement réservés et consacrés uniquement à la culture des sapins baumiers.

Durant les années 1940, on utilisait quatre espèces pour la décoration des foyers canadiens; les sapins baumier et de Douglas, l’épinette et le pin d’Écosse. Durant les années 1930, le Service forestier canadien recommandait d’utiliser la mousse de renne (cladonia-rengiférina) pour le commerce puisque dans plusieurs maisons, on utilisait cette mousse comme décoration.

À l’hiver 1949-1950, le Québec occupe la quatrième place des provinces canadiennes pour la production d’arbres de Noël. Une partie de la production est destinée à l’exportation vers les grandes villes américaines telles que New York et Boston. Une certaine quantité est exportée aux… Bermudes et à Porto Rico. À l’Époque, le Québec est la province qui en exporte le plus.

L’industrie de l’arbre de Noël fait l’objet de critiques depuis plusieurs décennies. Certaines pratiques sont d’ailleurs condamnées vers 1940 : la coupe démesurée des arbres causant du gaspillage et la destruction d’arbres anciens pour vendre les cimes.

L’abattage de l’arbre de Noël à des fins commerciales est organisé de façon méthodique depuis les années 1940. Cette industrie profite aux cultivateurs qui possèdent des terrains incultes. Elle permet l’éclaircissement de certaines forêts et donne de l’emploi dans les régions ou le besoin se fait sentir. Dans une brochure du ministère des Ressources et du Développement économique du Canada publié en 1950, on peut y lire cette phrase: ‘’ La coutume de l’arbre de Noël a une telle valeur sentimentale et inspiratrice qu’elle vaut bien la peine d’être maintenue, même au prix de quelque sacrifice’’.

Sources: Décorons avec des Lichens pour Noël, La Forêt québécoise, Volume 9, (décembre 1939), p.7.

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Les oies des neiges font le printemps… et l’automne au Québec

Photo Copyright Yves Hébert

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Pour les Québécois, les oies des neiges (oies blanches) (Chen caerulescens) symbolisent le passage d’une saison à une autre. Leur arrivée sur les battures marécageuses du Saint-Laurent et dans les champs cultivés ne passe pas inaperçue. Leur population est évaluée aujourd’hui à un million.

Les oies des neiges se rendent au Nunavuk le printemps pour la période de nidification. L’automne, elles s’arrêtent une vingtaine de jours en bordure du fleuve, puis repartent vers la côte est des États-Unis où elles se reposent l’hiver dans les zones intertidales. Lorsqu’elles se dispersent le long du Saint-Laurent, elles se nourrissent de graminées et des racines du scirpe d’Amérique (Schoenoplectus pungens).

Les premières mentions de cet oiseau migrateur datent du début de la colonie. Le 20 octobre 1633, lors d’une expédition avec des Autochtones, le père jésuite Paul Le Jeune s’arrête sur une île qu’il s’empresse de renommer île aux Oies puisqu’il en remarque près d’un millier. Avec les années, cette espèce que les habitants nomment oie sauvage pour la distinguer des oies domestiques connaît une croissance importante. Au début des années 1900, le premier ornithologue du Québec, Charles-Eusèbe Dionne constate leur abondance entre Saint-Joachim et la batture aux Loups marins à la hauteur de L’Islet et Saint-Jean-Port-Joli.

L’augmentation spectaculaire des cette espèce n’est sans doute pas étrangère à l’adoption en 1916 de la Convention sur les oiseaux migrateurs entre le Canada et les États-Unis qui a connu une révision en 1994. À cette époque, leur nombre est estimé à un million. Si on les voyait surtout entre la ville de Québec et L’Islet-sur-Mer avant 1950, leur répartition aujourd’hui s’étend de Montréal jusqu’à Matane et jusqu’au Lac-Saint-Jean.

L’observation des oiseaux migrateurs fait le bonheur des ornithologues amateurs et professionnels deux fois par année. La mise en place d’aires de conservation et de refuges d’oiseaux migrateurs à Baie-du-Febvre à Cap-Tourmente à Saint-Vallier et à Montmagny permet actuellement de les observer. L’envol d’une centaine d’oies blanches est un véritable spectacle visuel et sonore qui ne laisse personne indifférent.

Ce texte est d’abord paru dans la revue Reflets de l’Association québécoise des retraités (ées) des secteurs public et parapublic (AQRP), Vol. 36, no 3 (mars 2020), p. 32.

Copyright: Yves Hébert (2020)

Le naturaliste John-James Audubon sur la basse Côte-Nord en 1833 et à Québec en 1842

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Portrait de John-James Audubon, réalisée par John Syme en 1826, huile sur Canevas, (White house Collection)

Note:  Toute citation doit être accompagnée de la référence suivante: Yves Hébert, Le naturaliste John-James Audubon sur la Basse Côte-Nord en 1833 et à Québec en 1842, https://wordpress.com/post/yvesheberthistorienconsultant.wordpress.com

John James Audubon (1785-1851) est l’un des naturalistes et peintres animaliers qui a le plus contribué à faire apprécier la faune de l’Amérique du Nord. Durant les années 1820, il entreprend de dessiner toutes les espèces d’oiseaux de l’Amérique du Nord et de publier ses œuvres. Pourquoi se lance-t-il dans une telle aventure ? Et à quel prix ?

Les origines familiales

Né le 26 avril 1785 à Les Cayes, une petite ville de l’Île Saint-Domingue qui deviendra plus tard Haïti, Jean-Jacques Audubon est le fils de Jean Audubon (1744-1818). Son père lui donne le nom de Jean Rabine pour rappeler celui de sa mère biologique Jeanne Rabine (1758-1785) décédée peu après sa naissance. On a longtemps cru qu’elle était une esclave au service de son père ou une Créole. Mais elle est native de Les touches dans les Pays-de-la-Loire et elle a été engagée comme fille de chambre par Jacques Pallon de la Bouverie. Possédant une sucrerie, ce dernier exerce comme avocat-procureur au siège royal de Saint-Louis. Jeanne Fabine aurait fait la connaissance de Jean Audubon lors d’un voyage à l’île de Saint-Domingue.

Marié depuis 1772 avec Anne Moynet, Jean Audubon (père) est un commerçant qui fait des affaires à Nantes mais aussi à Les Cayes (île de Saint-Domingue), à Terre-Neuve, au Delaware et dans la baie de Chesapeake. Les Cayes est à cette époque une colonie française et l’on y compte plus de 406 000 esclaves. Le père de Jean-Jacques y possède une tannerie. Durant les années 1780, l’île est le théâtre de révoltes d’esclaves et le débat sur la légitimité de l’esclavage commence à inquiéter les commerçants français.

Ayant probablement perçu le danger imminent d’une révolte, Jean Audubon décide de vendre presque toutes ses propriétés sur l’île et de ramener son fils à Nantes en 1789. Voyant des possibilités pour le commerce aux États-Unis cette année-là, il fait l’acquisition d’une propriété de 285 acres au nord-ouest de Philadelphie, le long du ruisseau Perkiomen près de Valley Forge. La propriété comprend une maison construite en 1762.

Le 7 mars 1794 Jean Audubon et Anne Moynet adoptent le jeune Jean-Jacques que  son père avait surnommé Fougère dans les années précédentes. Le jeune Audubon a aussi une demi-sœur appelée Muguet, issue également d’une autre liaison de son père avec Catherine Bouffard. Les parents tardent toutefois à baptiser leurs enfants adoptifs. Ce sacrement leur sera donné le 23 octobre 1800, dans la paroisse de Saint-Sémilien de Nantes.

Jean-Jacques Fougère (Audubon) vit presque toute son enfance sur le domaine de son père à Couëron. Il commence très tôt à dessiner et il aime bien se présenter sous le nom de Laforest Audubon ou de Jean-Jacques Laforest Audubon. Les historiens ne s’entendent pas sur la formation qu’aurait eue le jeune Audubon pour expliquer son talent d’illustrateur. Sa mère adoptive lui a peut-être enseigné certaines bases de dessin.  Aurait-il été influencé par d’autres personnes ou des œuvres existantes à l’époque ?

Audubon qui aimait enjoliver son autobiographie raconte qu’il a reçu sa formation artistique auprès du peintre Jacques Louis David (1748-1825). Il en fait mention à plusieurs reprises dans son journal. Les historiens sont partagés sur cette affirmation. Malgré le fait qu’Alice Ford et plusieurs sont restés dubitatifs devant les allégations du jeune Audubon, de nombreux écrits perpétuent encore de nos jours cette information probablement erronée.

En fait, Audubon pouvait mentir facilement et même à sa famille. Plus tard, lorsqu’il rencontra l’ornithologue Charles-Lucien Bonaparte,  il prétendit de nouveau avoir été l’élève de David. Comme la famille Bonaparte connaissait très bien ce peintre qui avait réalisé entre autres le tableau représentant Bonaparte franchissant le Saint-Bernard, il était facile de savoir qu’Audubon mentait.

A l’été 1803, Jean-Jacques Audubon quitte la France pour les États-Unis afin de s’occuper d’une entreprise que possède son père à Mill Grove en Pennsylvanie. L’homme d’affaires a des ambitions pour son fils. Il veut qu’il apprenne les bases de l’agriculture et de l’exploitation minière. Souhaitait-il que son fils échappe à l’enrôlement dans les troupes de Napoléon Premier? Cela est fort possible.

C’est à Mill Grove où Audubon développe une technique particulière pour illustrer les oiseaux. Il faut dire que le naturaliste est un habile chasseur. Il trouve sans problème les oiseaux qu’il veut dessiner. Il utilise alors des broches pour leur donner une pause naturelle en les fixant sur une planche de bois. L’emploi d’un quadrillage lui permet alors de mieux évaluer les proportions et de les peindre sur le papier.

A Mill Grove, le jeune Audubon tombe en amour avec Lucy Green Bakewell, une immigrante originaire du Derbyshire en Angleterre. Afin de pouvoir se marier, le jeune Audubon doit en faire la demande à son père. En 1805, il quitte Mill Grove pour Nantes et y passe une année. Il travaille alors pour Charles Marie Dessalines d’Orbigny (1770-1856), un jeune médecin passionné de sciences naturelles. Natif également de Saint-Domingue et ayant quitté l’armée avec le grade de médecin-principal, D’orbigny pratique la médecine à Couëron et devient correspondant pour le Museum d’histoire naturelle à La Rochelle. Audubon fait aussi la connaissance de Ferdinand Rozier (1777-1864), le fils de Claude Rozier qui est un ami de son père.

Ce qui est certain c’est qu’Audubon aimait attirer l’attention en enjolivant les détails de sa vie. Dans ses journaux, il prétend être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Rien de moins. L’histoire nous dit par contre que Louis-Charles de France est né  le 27 mars 1785. Emprisonné en 1792 avec les membres de la famille de son père dans une ancienne forteresse convertie en prison, il est décédé le 8 juin 1795. Certains chercheurs ont démontré hors de tout doute qu’Audubon avait beaucoup d’imagination et qu’il aimait attirer l’attention au détriment de la vérité. On sait également que plusieurs ont prétendu être le fils de Louis XVI et que le phénomène des faux Dauphins s’est répandu durant plusieurs années.

C’est sans doute Charles-Marie D’Orbigny qui a eu le plus d’influence sur Audubon pour le dessin d’oiseaux. Il lui aurait probablement fait connaître la grande encyclopédie d’histoire naturelle de Georges Louis Leclerc comte de Buffon (1707-1788) dont la publication en France venait tout juste de se terminer.  Cette œuvre ambitieuse comprend plusieurs illustrations d’oiseaux réalisées par  François Nicolas Martinet (1731-1800). Audubon se serait-il inspiré des illustrations de Martinet pour débuter dans l’art animalier ?

La découverte fortuite des dessins de jeunesse de Jean-Jacques Audubon dans les années 1990 lève le voile sur tout un pan de la vie du naturaliste. Se retrouvant dans des boîtes en bois contenant les archives de la Société des sciences naturelles de la Charente-Maritime, ces 131 dessins ont fait récemment l’objet d’une exposition à La Rochelle.  En les examinant, la parenté des premières œuvres d’Aubudon avec celle de Martinet est tout à fait frappante.

Gagner sa vie en Pennsylvanie et au Kentucky

En 1803, Jean-Jacques Audubon, 18 ans, quitte Couëron pour la Pennsylvanie à la demande de son père qui le charge de s’occuper d’une propriété et de l’exploitation d’une mine qu’il possède à Mill Grove au nord-ouest de Philadelphie. Peu de temps après son arrivée, il anglicise son nom pour John-James Audubon. Après son mariage avec Lucy Bakewell en 1808, il est obligé de vendre tous ses biens et s’établit à Henderson au Kentucky dans l’espoir de gagner sa vie dans les moulins à scie. Le contexte économique désastreux de l’époque explique les difficultés financières des Audubon. À Henderson, John-James connaît une certaine prospérité. Mais en 1819, rien ne va plus. Audubon se retrouve de nouveau dans une situation difficile. Réalisant qu’il ne lui reste que ses talents de dessinateur pour subvenir à ses besoins, il devient portraitiste et taxidermiste pour un temps au Western Museum de Cincinnati. En plus de faire des portraits, Audubon peint des oiseaux avec une finesse inégalée.

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Courlis esquimaux (John-James Audubon). Oeuvre libre de droits.

Les oiseaux d’Audubon

Le 9 mars 1810, Audubon rencontre pour la première fois Alexander Wilson [1766-1813], considéré aujourd’hui comme le premier ornithologue professionnel états-unien. Voyant que ses illustrations dépassent en qualité et en précision celles de Wilson, John-James a l’idée folle de dessiner tous les oiseaux de l’Amérique du Nord et de vendre ses planches lithographiées à des personnalités fortunées.

Le projet est titanesque, voire insensé, pour l’époque, car Audubon peine à gagner sa vie. Dans les années suivantes, sa vie ressemble à celle du coureur des bois. Laissant femme et enfants pour un temps, il réalise de nombreuses expéditions; notamment sur le fleuve Hudson, le canal Érié, et le lac Champlain. Cette situation force son épouse Lucy Bakewell [1787-1874] à subvenir aux besoins de la famille.

Audubon décide de vendre ses œuvres lui-même en s’adressant aux gens influents qui peuvent payer à l’avance une souscription de 1000 $ pour l’ensemble de son corpus. En 1826, il se rend à Liverpool pour démarrer son projet d’impression. La tâche est colossale, mais il ne se laisse pas décourager. Il fait entreprendre la gravure et le coloriage de 87 000 planches qui doivent former 200 exemplaires d’un ouvrage de 435 planches en format double-éléphant-folio [98 cm X 76cm]. Aujourd’hui, on estime à 175 le nombre d’exemplaires complet de cette œuvre.

Parallèlement, à la production de ses planches, Audubon se consacre à la publication des Biographies ornithologiques qui accompagnent les Oiseaux d’Amérique du Nord. Les cinq tomes de cette série en format octavo paraissent entre 1831 et 1839 chez l’éditeur Adam Black à Édimbourg [Écosse]. Pour compléter et valider le contenu scientifique de ses textes, Audubon s’associe avec William MacGillivray [1796-1852], un ornithologue écossais.

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Macareux (John-James Audubon), oeuvre libre de droits.

Voyage aux Iles de la Madeleine et sur la Côte-Nord

Afin de compléter son corpus de planches des oiseaux de l’Amérique du Nord, Audubon entreprend une dernière expédition ornithologique en 1833, mais cette fois au Labrador [Côte-Nord]. Le 6 juin 1833, il quitte Easport dans le Maine pour les Îles-de-la-Madeleine. Dans son journal, il mentionne l’abondance de certaines espèces d’oiseaux comme le Troglodyte mignon [Troglodytes troglodytes] dans les boisés des îles et la sterne pierregarin [terna hirundo]. Un peu plus tard, il s’émeut devant le spectacle des Fous de Bassan [Morus bassanus] au rocher aux Oiseaux.

Ayant atteint la Côte-Nord, le naturaliste se rend dans différents ports de pêche fréquentés par des Canadiens français et des Américains. Mentionnons Natashquan, Petit Mécatina et Bras d’or [Brador]. Dans les environs de Natashquan, il nomme une nouvelle espèce d’oiseaux: le bruant de Lincoln, rappelant le compagnon de voyage de son fils Thomas Lincoln,

Cette expédition marque une étape dans la vie du naturaliste. Audubon prend conscience de l’impact des activités humaines sur la nature. Dans son journal, il dénonce les eggers; des négociants venant d’Halifax qui s’emparent de milliers d’œufs d’oiseaux pour les revendre dans les marchés publics. Il écrit qu’au printemps, quatre cueilleurs de Halifax ont réussi à s’emparer de 40 000 d’oiseaux les vendant 25 sous la douzaine. Constatant la rareté du gibier dans le secteur de Petit-Mécatina, le naturaliste suggère que la région devrait être dépeuplée pour laisser la faune tranquille.

Le 16 juin 1838 est un grand jour dans la vie d’Audubon.  L’imprimeur Robert Havell vient de terminer la gravure, l’impression et le coloriage des dernières planches des Oiseaux de l’Amérique du Nord une œuvre colossale, fruit de 14 ans de travail et d’un investissement de plus de 115 000 $ ce qui équivaut aujourd’hui à un peu plus de deux millions de dollars.

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Une œuvre oubliée, les quadrupèdes de l’Amérique du Nord

Infatigable, Audubon se consacre à un autre projet : représenter les mammifères quadrupèdes de l’Amérique du Nord en partenariat avec John Bachman et ses deux fils John-Woodhouse et Victor Gifford. En septembre 1842, il entreprend un voyage au Québec dans l’espoir d’obtenir des souscriptions pour ses Oiseaux de l’Amérique du Nord, mais aussi pour documenter un livre sur les quadrupèdes qu’il souhaite publier.

Pour mousser la vente de ses Oiseaux, Audubon se rend à Montréal et il rencontre le conservateur du musée d’histoire naturelle de la Société d’histoire naturelle de Montréal, Frédéric Griffin. À Québec, il visite le marchand de bois et passionné d’histoire naturelle William Sheppard qui s’occupe du Musée de la Litterary and Historical Society of Quebec. Il s’attarde plusieurs jours à Québec souhaitant dénicher dans les environs ou dans les marchés publics un écureuil volant [Glaucomis sabrinus]. Puis, il rencontre des marchands de bois de Québec assez fortunés pour souscrire aux Oiseaux ou aux Quadrupèdes.

Le matin, avant le petit déjeuner, il fait des promenades dans la ville et rédige ses observations dans son journal de voyage. Il décrit la société de Québec, ses rues et les habitudes des citadins. Il fait également quelques excursions autour de Québec, notamment vers la chute Montmorency et la chute de la rivière Chaudière. Malgré le fait que plusieurs familles de l’élite anglophone de Québec apprécient sa grande œuvre sur les oiseaux, John-James Adubon obtient peu de souscriptions ou promesses d’achats. L’une d’elles provient, à sa grande surprise, du  troisième comte de Caledon [1812-1855], James Alexander. Ce militaire appartenant aux Coldstream Guards, cantonnés pour un temps à Québec, aurait également acquis certaines planches de la petite œuvre d’Audubon comme en témoigne l’une d’elles ayant récemment circulé sur le marché de l’art à Baton Rouge en Floride.

Plutôt déçu de sa visite, Audubon se rend par la suite à Kingston. Dans cette ville, où siège le gouvernement du Canada-Uni depuis 1841, des membres des familles Papineau, Lafontaine et du Gouverneur général Charles Bagot lui promettent d’acquérir ses œuvres.

L’œuvre intitulée The Viviparious Quarupeds of North America est publiée en trois volumes entre 1845 et 1848 et connaît plusieurs rééditions. John-James Audubon réalise 78 planches de cet ouvrage qui en compte 150. Les autres animaux sont dessinés par son fils John-Woodhouse et les paysages au second plan par son autre fils Victor. Le contenu scientifique de l’œuvre est assuré par John Bachman.

John-James Audubon décède le 27 janvier 1851 laissant derrière lui un héritage inestimable. Ses œuvres artistiques et ses écrits ont marqué profondément les sensibilités à la nature en Amérique du Nord et en Europe. En témoigne la création en 1896 de la Massachusetts Audubon Society et de la National Audubon Society en 1905. Encore aujourd’hui, les illustrations d’Audubon suscitent un grand intérêt. On peut les admirer en ligne en consultant entre autres le site officiel de la Société Audubon.https://www.audubon.org/birds-of-america

Six exemplaires complets des Oiseaux de l’Amérique du Nord se retrouvent aujourd’hui au Canada: à l’Université McGill, à la bibliothèque publique de Toronto, à la bibliothèque du parlement du Canada et à celle de l’assemblée législative du Nouveau-Brunswick. Le Musée National des Beaux Arts de Québec possèdent un certain nombre de planches de la grande œuvre d’Audubon. Elles ont fait l’objet d’une exposition en 1944. Par ailleurs, le Musée de la civilisation de Québec, qui possède un exemplaire de l’édition originale complète, permet  aux visiteurs d’admirer quelques planches de l’ouvrage à l’occasion d’expositions particulières. C’était le cas pour l’exposition La Bibliothèque la Nuit qui s’est déroulée au printemps 2017.

© 2020 Copyright Yves Hébert 

Pehr Kalm (1716-1779) , naturaliste finlandais en Nouvelle-France

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Portrait présumé de Pehr Kalm par le peintre Johan Georg Geitel (1683–1771), oeuvre datée de 1764. Wiki Commons

Note: Si vous citez une partie de ce texte, vous devez mentionner la référence (titre de l’article, le nom de l’auteur et la source: https://wordpress.com/post/yvesheberthistorienconsultant.wordpress.com/222

Les plantes de la Nouvelle-France ont très tôt piqué la curiosité des apothicaires, des médecins et des botanistes français. Elles ont fait l’objet d’un réseau d’échanges durant toute la période du Régime français. L’apothicaire Louis Hébert (1575-1627) aurait fait parvenir des plantes pour le jardin du roi à Paris. D’autres médecins, tels que Michel Sarrazin (1659-1734), procèdent à des échanges de plantes, de minéraux et de descriptions anatomiques des animaux de la Nouvelle-France. Le médecin Jean-François Gaultier (1708-1756) ouvre quant à lui la voie aux échanges de plantes entre les savants de plusieurs continents.

En novembre 1747, Pehr Kalm, un Finlandais de langue suédoise, Élève et disciple du naturaliste Carl von Linné (1707-1778), entreprend un voyage en Amérique du Nord pour recenser les plantes et les richesses de ce vaste territoire. Il fait d’ailleurs partie de la dizaine de disciples que le naturaliste Linné envoie partout dans le monde, au XVIIIe siècle, dans le but de répertorier et nommer les plantes. Ce qu’il découvre dans la vallée du Saint-Laurent le marquera. Fasciné par la flore, la faune, la géologie et les coutumes des Canadiens, Kalm consigne ses observations dans un journal, dont des extraits formeront le récit de voyage qu’il publie entre 1753 et 1761. Mais pourquoi ce naturaliste est-il venu sur le continent qui doit son nom à l’explorateur Amerigo Vespucci (1454-1512)?

Le voyage de Pehr Kalm au Canada

Pehr Kalm étudie la botanique économique, qui a pour objet les plantes utiles à l’agriculture et à l’industrie. Son professeur Carl von Linné caresse le projet de mieux connaître les plantes de l’Amérique du Nord afin de favoriser leur culture en Scandinavie. Kalm est choisi pour effectuer ce voyage. Peu de temps après avoir été engagé comme professeur assistant d’économie à l’Académie d’Åbo (Turku), une université finlandaise de langue suédoise, le naturaliste se rend dans la partie de la Pennsylvanie où se trouve une communauté suédoise. En 1748, il gagne Philadelphie et collige tout ce qu’il peut sur les ressources naturelles des colonies. Mais Linné souhaite qu’il prolonge son séjour au Canada.

Kalm est d’abord reçu au fort Saint-Frédéric, sur les rives du lac Champlain. Il est accueilli par Paul-Louis Dazemard de Lusignan, alors commandant du fort. En route vers Québec, il s’arrête dans certaines localités en vue d’explorer la nature environnante. À Montréal, à Trois-Rivières, à Québec ou à Baie-Saint-Paul, il ne peut s’empêcher de prendre des notes. Tout le captive: la flore et la faune locales, mais aussi l’architecture, les Amérindiens, la météorologie, les coutumes et la physionomie du pays. À Québec, il rencontre le botaniste et médecin du roi au Canada Jean-François Gaultier.

Le récit de voyage de Pehr Kalm

Quittant l’Amérique du Nord pour la Finlande en 1751, Kalm publie le récit de son voyage entre 1753 et 1761. Le botaniste souhaite aussi faire paraître un ouvrage sur la flore canadienne, mais le temps de concrétiser ce projet lui manque: il s’éteint le 16 novembre 1779 à Åbo (Turku), en Finlande.

Écrit en suédois, le journal de Kalm connaît un certain succès d’imprimerie, puisqu’il est traduit en anglais et publié à Londres en trois volumes en 1770 et 1771; une édition néerlandaise illustrée par C. J. de Huyser paraît à Utrecht en 1772. Cette œuvre unique pique la curiosité des scientifiques et des historiens en raison de sa valeur de témoignage. Ainsi, l’ouvrage est traduit en allemand et en français. En 1880, Louis-Wilfrid Marchand signe la traduction française de la partie canadienne du récit de Kalm qui paraît dans les Mémoires de la Société historique de Montréal. Au cours des décennies suivantes, cette œuvre sera souvent citée par des historiens et des ethnologues.

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Le journal intégral de Pehr Kalm

Durant les années 1960, l’ethnobotaniste Jacques Rousseau (1905-1970) s’attèle à un travail titanesque: la publication annotée et commentée du journal de Pehr Kalm lors de son séjour en terre canadienne. Le projet consiste à éditer le journal manuscrit Journal manuscrit et inédit du voyage de Kalm au Canada; cela représente tout un défi. Il confie la traduction de ce journal au père Guy Béthune, mais il n’achève pas ce travail, car il décède le 4 août 1970. À l’automne 1971, Pierre Morisset, professeur de biologie à l’Université Laval, décide de faire aboutir la parution du livre en question, qui était déjà prêt à mettre sous presse. Cette version du Voyage de Pehr Kalm au Canada en 1749, parue en 1977, comprend une remarquable présentation de Jacques Rousseau, qui analyse l’œuvre dans ses aspects historiques, ethnographiques et scientifiques .

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Planche tirée de l’oeuvre publiée dans les années 1770

La Nouvelle-France dans le journal de Pehr Kalm

Parmi les sciences naturelles, c’est de loin la botanique qui occupe l’espace le plus important dans le journal de Kalm. Intéressé par les plantes pouvant être introduites en Suède, il s’attarde aux graminées. Lorsqu’il ne connaît pas certaines plantes, il forge de nouveaux concepts génériques pour les désigner, comme la Gaulthiera, rappelant le nom de son compagnon de voyage à Québec. Précurseur de l’ethnobotanique au Canada, il recense les appellations populaires des plantes et les usages qu’on en fait. Quand il examine les arbres, il cherche à en déterminer l’âge. En outre, Pehr Kalm fait de pertinentes remarques sur la répartition des plantes sur le territoire.

Dans le domaine de la zoologie, Kalm répertorie divers mammifères, insectes, reptiles et poissons. Certains oiseaux comme la tourte (Ectopistes migratorius) le fascinent. Il raconte que les Amérindiens ne les chassent pas quand les volatiles sont en période de couvaison. Lorsqu’il pousse plus avant son examen des crustacés, Pehr Kalm observe que le nombre d’écrevisses diminue dans leur milieu naturel parce qu’on les capture pour les vendre sur le marché.

Pehr Kalm porte un vif intérêt à la minéralogie et à la géologie. Il fournit d’ailleurs maints renseignements au minéralogiste français Jean-Étienne Guettard (1715-1786), lequel fera dresser une superbe carte minéralogique du Canada en 1752.

Tout ce qui concerne l’agriculture passionne le naturaliste. Son journal comprend une kyrielle de notes sur les fermes, les animaux domestiques, la répartition des terres, les techniques agricoles et les plantes cultivées. Kalm prête la plus grande attention à la géographie et à la topographie des lieux qu’il visite.

Jacques Rousseau n’hésite pas à affirmer que le naturaliste finlandais «participe à la création de la géographie humaine». Kalm apporte une contribution à la connaissance de la météorologie et de la climatologie. Il enregistre quotidiennement la température, les quantités de précipitations et la vitesse et la direction des vents. Les marées et l’influence de la pleine lune et des vents sur leur amplitude suscitent sa curiosité. Des habitants l’informent de la présence de ponts de glace devant Québec et Montréal, un phénomène qu’il prend soin de noter.

Selon l’ethnobotaniste Jacques Rousseau, Pehr Kalm serait le créateur de l’ethnographie canadienne-française. Son œuvre est parsemée de données sur les us et coutumes des populations canadienne et amérindienne. Il s’intéresse entre autres à l’image des femmes, à leurs vêtements et à leur coiffure. Bref, le journal de voyage au Canada de Pehr Kalm représente une vaste somme de connaissances sur l’histoire naturelle et l’occupation humaine dans la vallée du Saint-Laurent pendant les années 1740.

Pehr Kalm n’a pas visité les paroisses de la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Y aurait-il fait de nouvelles découvertes? Il est certain toutefois que ce naturaliste a constitué un terreau favorable aux recherches en histoire des sciences naturelles au Québec. Aujourd’hui, plusieurs tomes de l’œuvre de Pehr Kalm au Canada font partie du Répertoire du patrimoine culturel du Québec.

Texte paru dans la revue Nature Sauvage, (automne 2016). Légèrement augmentée.

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